• Frédéric Lordon, économiste, directeur de recherche au CNRS, philosophe spécialiste de Spinoza, mais aussi auteur d’une pièce de théâtre en alexandrins, jouée plusieurs fois et réalisée en film, a été l’invité vendredi 22.2.2013, de la galerie Vivo Equidem http://www.vivoequidem.net/galerie/index.php , http://www.vivoequidem.net/galerie/index.php?option=com_content&view=article&id=627:frederique-lordon-et-fabien-danesi&catid=247:video 

    Reprenant quelques aspects de son livre Capitalisme, désir et servitude. Marx et Spinoza (2010) http://www.lafabrique.fr/catalogue.php?idArt=530 , il a évoqué un aspect qui retient mon attention concernant l’art contemporain et sa relation avec le champ social.

    Spinoza semble dire, d’après Frédéric Lordon (au risque de trahir la pensée des deux auteurs), que la construction de la valeur (sujet de réflexion « cher » aussi à Marx) s’effectue dans la société par la conjonction accumulative de forces désirantes, individuelles et collectives. Autrement dit, rien n’est sacré, imposé une fois pour toute; tout est en conflit, le conflit faisant véritablement œuvre de construction de la dite valeur.

    On retrouve bien ce phénomène dans le champ social, où ce qui décidera en fin de compte si les populations d’aujourd’hui se laisseront réduire totalement à la misère par des puissances financières rendues omnipotentes grâce à l’aide de leurs « agents » politiques (socialistes ou de droite, NDLR), ou si au contraire elles créeront une inversion ou plutôt un "invention" de tendance vers un monde respectueux des valeurs de travail, (monde du travail exerçant des formes diverses de travail et non de rente captatrice), des richesses environnementales, culturelles, etc.

    Comme dans le champ de l’art où depuis un siècle (M. Duchamp), la perte d’aura entourant le travail de l’artiste ( l’idée de « génie » remplacée par l’idée de processus de travail), l’accréditation des œuvres sur la place publique (marché ou institution ) s’accompagne essentiellement d’un travail patient, relatif, pragmatique (Rorty) de construction périphérique des qualités remarquées parce qu’énoncées, valorisées, vues au bons endroits, recoupées à d’autres jugements par des jeux d’empathies, de cooptation interne quasi  familiale.

    Le niveau culturel recherché, la sophistication ambiante, deviennent une forme de statut social, puisqu’ils requièrent de solides compétences acquises dans un temps (argent) permettant de les acquérir.  Il y a des exceptions, parfois brillantes avec des parties d’ombre, comme dans le mythe de la « réussite »  capitaliste, mais elles ne sont, statistiquement, que des exceptions.

    Le réseau d’affinités, de familiarités combinées et construites entre experts, institutions, artistes, et collectionneurs, semble être la preuve d’un pragmatisme du monde artistique, au sein duquel l’artiste n’est plus désormais le moins entreprenant. Disons qu’il avance « de concert » avec les autres agents.

    C’est d’ailleurs l’idée que développait dans le début des années 2000 Catherine Millet. La rédactrice en chef d’Art Press dans un éditorial consacré à un artiste français très en vogue dans le milieu de l’art français puis international, comparait l’artiste à l’entrepreneur capitaliste.

    L’artiste d’aujourd’hui, depuis les années quatre-vingt, aurait consciemment ou non, épousé par mimétisme, la posture du capitaine d’industrie, opportuniste et rusé (on pense dans le capitalisme pur, à l’exemple Tapie, valorisé du Parti Socialiste à la Droite), partie prenante de tous les bons réseaux d’influences et de pouvoir, jouant avec les attentes intellectuelles de la critique officielle, posant d’un même mouvement dans l’art, l’économie d’un projet et sa communication, voire son achat par l’institution ou le collectionneur qui (à ce prix à amortir) seront les garants de la pérennité de la valeur de l’œuvre acquise, par l’entretien, la présentation ultérieure, la fortune critique...

    Tout le contraire de ce romantisme un peu impuissant intellectuellement et stratégiquement qui habitait dirait-on ces artistes – « peintres barbus et poussiéreux » d’arrière garde dans leur atelier tels qu’ils étaient raillés dans la presse spécialisée de ce moment historique – les années Mitterrand – au cours duquel tous les interdits entourant l’éthique et les règles de conduite « décentes » (Orwell cité par J.C. Michéa) du capitalisme ont été déconstruites intellectuellement (http://encerclement.info/ ), culturellement, et… pratiquement.

    Contrairement à ces poètes et artistes du début du 20ème siècle qui affichaient une méfiance artistique pour la « réussite », un plaisir de vivre des expériences gratuites, un engagement politique parfois affirmé, une bonne partie des plasticiens appelons-les "offensifs" de la fin du 20ème siècle ont posé comme point de départ l’exigence de réussite, de rentabilité ou d’ascension sociale, signes infaillibles  quasi publicitaires de la validité artistique, dans ce monde désormais.

    D’ailleurs certains des plus fameux d’entre eux étaient ou sont réellement des publicitaires à la base. Tout se jouant donc sur le terrain publicitaire, cela ne signifie pas que leur travail n’aient pas de mérite : peut-être même ont-il su poser les questions essentielles qui imprégnaient la société de leur temps. Et ce n’est pas un petit mérite en soi.

    Toute chose ayant un développement continu, cette veine « entrepreneuriale » de l’art contemporain touche peut-être des limites historiques. Le parallèle avec la crise du mode financiarisé d’économie mondialisée s’effectue facilement, peut-être trop facilement… Mais il y a un rapport, ne serait-ce parce que les grandes collections privées, dictant presque davantage aux collections publiques le régime de valeur auquel se conformer  que l’inverse (Raymonde Moulin), sont presque inévitablement le fruit de l’accentuation de la pression universelle des spéculateurs sur la profitabilité de toutes les formes assujetties de travail, de ressources humaines, culturelles ou naturelles.

    On ne voit pas très bien comment on pourrait vouloir culbuter et changer cette violence et cette domination, sans du même coup repenser la construction de la valeur en art. J’ai évoqué précédemment une valeur à inventer basée sur une diminution de ce « prestige » construit jusqu’à présent par des artifices autant stratégiques qu’artistiques, l’un se commutant dans l’autre comme intrinsèquement (JP Vernant, la Métis (ruse) chez les grecs ; ou Machiavel (" il est facile de voir par leur image combien (la fortune) aime et choie ceux qui l’attaquent, qui la bousculent, qui la talonnent sans relâche ", avant de conclure : " on voit (…) qu’une fois le temps écoulé, les heureux ont été peu nombreux et qu’ils sont morts avant que leur roue ne fit marche arrière , ou, poursuivant sa course, les eût portés en bas." Y. Sintomer dans sa Petite histoire de l’expérimentation démocratique, tirage au sort et politique d’Athènes à nos jours (2011) http://www.lgdj.fr/essais/2336873/petite-histoire-experimentation-democratique-no356  »).

    Ceci étant, si révolution il devait y avoir, on la voit actuellement mal venir du monde artistique, ou même des artistes, peut-être comme le dit Frédéric Lordon sur un sujet voisin, parce que « c’est la place occupée dans une structure, ou une institution, qui commande les discours qui peuvent se tenir depuis cette place ».

    Dans la monstrueuse destruction de liens, d’humanité, de diversité à laquelle on assiste aujourd’hui, avec toujours les mêmes zélateurs de la profitabilité stupide et bestiale la plus débridée (Le livre de Laurent Mauduit http://www.legrandsoir.info/laurent-mauduit-les-imposteurs-de-l-economie.html et la critique qu’en fait Frédéric Lordon : http://blog.mondediplo.net/2012-07-19-Corruptions-passees-corruptions-presentes ), le mouvement de résistance ne vient pas de cette direction-là de manière évidente.

    Et si le romantisme de la « pureté de l’art » se trouvait paradoxalement du côté qui officiellement le rejetait ? En tout cas, pas de massives coopérations avec le mouvement social. Il n’y a en effet semble-t-il rien à y gagner, du point de vue d’une carrière ; juste de nombreuses incompréhensions, parfois déceptions, parce que l’art et le mouvement social, bien qu’ayant une destinée croisée, alternativement divergente et convergente, ne relèvent pas du même type d’existence et demandent réciproquement une « traduction ».

    Sans aigreur et dénigrement de créations contemporaines magnifiques et nombreuses, le paysage d'aujourd'hui réclame tout de même quelque chose d'autre. Le respect des territoires d'expression respectifs entre art et mouvement social ne veut pas dire qu’on ne peut pas par moment participer, inventer un peu, de part et d’autre, des moyens de "s’enrichir" mutuellement, dans un sens riche évidemment. 


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    Du cinéma.

    Joël Auxenfans

    à la librairie La lucarne des écrivains

    18/2 -2/3 2013

     

     

     

     

    Plusieurs chemins vers l’art.

     

    Une critique des efforts de valorisation et de démocratisation de l’art qui tendent à l’extraire de la vie quotidienne pour le diriger vers un spectateur cible idéal qui serait, pour finir, un bourgeois, a été faite voici plus de quarante ans par l’artiste Brian O’Doherty dans son essai, White cube, l’espace de la galerie et son idéologie.

     

    Non pas qu’en échappant partiellement à la rhétorique spatiale de présentation de l’art contemporain, à ses scénographies, ses comportement étudiés dans les moindres détails, on puisse automatiquement démocratiser l’approche à l’art, toutefois le mérite en est d’ouvrir un peu les possibles, les rencontres.

     

    C’est dans cet esprit qu’il faut prendre l’exposition de Joël Auxenfans à la librairie La lucarne des écrivains. Parmi de ( beaux et bons) livres, les murs sont laissés par le libraire Armel Louis à des accrochages de deux semaines, permettant une rotation d’événements, expositions, lectures, conférences.

     

    Les travaux « politiques » de Joël Auxenfans, mêlés à des gouaches d’arrêts sur images de films DVD, prennent ici le titre « Du cinéma. », et sont accompagnés de plusieurs produits dérivés qui revendiquent l’appartenance à part entière au cœur du réacteur du projet « des formes politiques », titre générique donné par l’artiste à plusieurs formes et échelles de son travail.

     

    Des affiches, un blog, des tracts sans le moindre texte distribués par des militants communistes en chair et en os,…  toutes ces choses donnent au contenu et à la forme de l’art de Joël Auxenfans un périmètre plus large que l’installation ou même la performance, aujourd’hui réinvestis continûment par les artistes et les institutions depuis des décennies.

     

    Le cinéma,  emblème de la modernité des formes de l’économie de la représentation, est accompagné depuis sa naissance par une professionnalisation de la politique de plus en plus dédiée à un spectacle dont les ficelles sont tirées par les mêmes, sans que le public, mis à distance, parvienne à « participer » autrement qu’épisodiquement lors de mouvements sociaux.

     

    Autant dire que ces deux domaines, la politique et le cinéma, ont de nombreuses convergences. C’est une raison pour  Joël Auxenfans de réunir des travaux appartenant à des périodes de travail distinctes mais qui ont des points de recoupement, dont un consistant en une immédiateté de la peinture, sur papier ou sur toile, apportant une sensualité qui sort radicalement les récits de leurs contextes d’origine.

     

    La production de récits est au cœur du mécanisme politique, du grand récit révolutionnaire ouvrier jusqu’au « story telling » du marketing des conseillers en communication de nos présidents. Mais c’est aussi une technique de valorisation mise en œuvre par les artistes et leurs promoteurs, souvent même le récit est construit par les promoteurs qui se servent des artistes pour illustrer leur propos.

     

    L’envie de reprendre la main sur la fabrication d’un récit propre, non pas contre les autres acteurs de l’art, mais en recherchant une forme de circuit court pour le produire et le diffuser, a conduit Joël Auxenfans a proposer d’autres relations immédiates au grand public, et parmi celles-ci cette coopération avec des militants du parti communiste, parti dont l’histoire témoigne de relations très suivies avec l’art et les artistes.

     

    Des tract peintures de l’artiste sont ainsi entièrement financés par le « Parti » sans qu'un énoncé direct ne soit restitué directement pour ce dernier : un intérêt désintéressé pour l’art et ses relations ouvertes au sens d’un partage des regards deviendrait-il le possible argument d’un projet politique vraiment révolutionnaire qui aurait, après les temps du réalisme socialiste, mûri ?

     

    Le risque d’être enfermé dans une image réductrice d’art « militant » vaut la peine d’être couru s’il peut permettre de sortir un peu de cette sorte de conformisme dans lequel se meuvent paradoxalement  beaucoup d’artistes, engagés dans cette course au « CV le plus long » sans aspérité ni bavure. Ces images-ci, « politiques », sont-elles déjà, à peine nées, sorties du champ de l’art, ou bien y demeurent-elles en raison même de leur affrontement des enjeux sociaux de maintenant ?

     

    Cela recoupe les grands projets de reboisements que Joël Auxenfans  réalise avec des partenaires comme Réseau Ferré de France ou la Fondation de France, le Fonds Régional d’Art Contemporain de Franche-Comté, projets immenses qui postulent une possibilité pour l’art de créer des changements sensibles au sens propre autant qu’au sens figuré.

     

    L’art ne  « révolutionne » pas les choses plus facilement, mais disons qu’il porte une préoccupation plus complète que le seul militantisme, ou la seule technologie, la seule expertise scientifique, l’environnement ou la spiritualité. L’art est une synthèse et peut-être en cela apporte-t-il un aliment plus riche, nécessaire à tous.

     

     

    Plusieurs chemins vers l'art


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  • Plusieurs sources différentes et des symptômes qui se recoupent pour dessiner les contours d'un dysfonctionnement universel.

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  • Si les changements à promouvoir, amélioration ou empêchement des aggravations dans la société, se jouaient à la vertu individuelle, aux bonnes conduites, aux respect des bons gestes et des bonnes habitudes, l'évolution sociale aurait épousé le rythme - décoiffant - de l'évolution géologique. Or il n'en est rien. Les choses ont bougé lorsque des  gens nombreux se sont mêlés en politique, mêlés voulant dire confrontés, disputés, échangés des mots, des jugements, des points de vue, des actions communes. On n’en sortira pas sans cela. 

     

    Ce qui veut dire que si le "tri sélectif" est une bonne chose et la sauvegarde des produits agricoles menacés, les choix éthiques de consommateurs éclairés en sont de bonnes aussi, il reste encore tout à faire pour que les choses évoluent politiquement. C’est donc bien par une prise de parti, une organisation, une persuasion conflictuelle mais pacifique, que les idées politiques progresseront et deviendront, à les chercher ensemble, la possession intellectuelle de ceux qui les auront fait naître.   

     

    Si dans ce théâtre des opérations, le politique et l'artiste ont un point commun, c'est bien celui de se croire obligés de chercher en toute occasion à attirer l'attention sur eux-mêmes, d'y faire preuve de la plus fine stratégie. Et en cela, ils ne font que porter au point le plus évident, l'ambition et l'envie de s'accomplir bien plus que de servir la collectivité. 

     

    On devrait donc relativiser le prestige de l'un et de l'autre, comme le fit  pour l'artiste Kafka à la fin de sa vie dans son essai Joséphine la cantatrice, le peuple de souris, tandis que les tenants du tirage au sort pour désigner ceux qui exercent le pouvoir politique à Florence au 15ème siècle, disent des politiques qui se présentent comme les meilleurs : "ils s'appellent eux-mêmes hommes de bien, comme si nous étions habitués à voler et à opprimer les autres, alors que c'est bien ce qu'ont fait nombre d'entre eux." (Yves Sintomer, Petite histoire de l'expérimentation démocratique, tirage au sort et  politique d'Athènes à nos jours, La découverte Paris 2011, p 67).  

     

    À croire que le public, renonçant à sa propre capacité de vigilance et d'élucidation, affamé de prestige, cherche à être ébloui et fasciné par l'un et aveuglé et manipulé par l'autre. La vocation émancipatrice du théâtre moderne de Brecht, comme en son temps celui d'Euripide, semble le plus souvent enfouie dans de tout autres objectifs, nettement moins éclairants pour le public. 

     

    D'où une esthétique à trouver du côté de l'absence de prestige, là où en même temps se voit l'artifice et plaît la manière de l'effectuer simplement au grand jour.  D'où une politique à inventer dans une forme d'action présentant en creux la nécessité de la participation de tous. Non pas un chef se substituant à tous, mais un invitant, un provocateur de la pensée et de l'action commune. 

     

    Dans les deux cas il n'est pas question de renoncer à une forme d'habileté, mais tournée vers l'incitation aux autres à opérer dans leur génie et leur discernement propres. Non pas un prétendu voyant suprême, prêtre de la mystification adoré et collectionné, mais un acteur du langage commun, travaillant à des réorganisations sans mystère. 


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