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    Joël Auxenfans. "Avec Syriza". Affiche. 2015.


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  • Le préalable à toute écriture est de se croire totalement en état de liberté de penser, accompagnée par une liberté d'exprimer. Si je me risque à publier un texte après celui de mon dernier billet sur mon autre blog politique http://montrougemieuxsansmetton.eklablog.com/ensemble-chercher-les-causes-a114210376 , c'est que je pars du principe qu'il est, par définition et depuis la longue lutte d'émancipation du peuple français contre l'arbitraire monarchique et religieux qui a abouti à cette fameuse liberté de pensée et d'expression, possible d'exprimer ce que l'on pense sans censure ni auto censure, de la manière que l'on choisit pour la plus juste. 

     

    Toute discussion devrait peut-être donc commencer par la signature d'une charte engageant les interlocuteurs quels qu'ils soient à ne pas menacer ou tuer ni blesser l'autre du fait de son point de vue. À l'extrême droite et dans les divers types d'intégrismes religieux catholiques en France, il existe une tradition de violence à l'encontre des femmes, des minorités, des laïcs, des syndicalistes, ou de personnes en général engagées sur des bases égalitaristes (reprenant ainsi le deuxième terme de la devise nationale qui est si souvent oubliée par les partisans de la seule liberté d'exploiter plus pauvre que soi). 

    Les personnes immigrées ont souvent fait partie des victimes des violences, soit dans les modalités de leur arrivée en France, soit dans les conditions d'illégalité dans lesquelles leurs employeurs les recrutaient préférentiellement aux "français de souche" (qui les embarrassent par l'histoire du mouvement syndical ayant obtenu un droit du travail, des conventions collectives et une solide tradition de solidarité que les organisations patronales veillent sans cesse à détruire par divers moyens), soit dans leurs conditions d'hébergement, soit dans le regard fabriqué et projeté sur eux ou leurs enfants, soit dans les disparités impressionnantes des probabilités d'embauches selon qu'on est d' "origine" immigrée noire ou maghrébine ou non, plus généralement sur les perspectives qui sont données aux gens selon leur origine. 

    Ajouté à cela la tradition historique de rouerie incroyable des administrations coloniales ( Code de l'Indigénat, Décret Crémieux, Déclaration de Balfour, ...) pour déposséder les populations de leurs droits politiques, accompagnée des violences des corps expéditionnaires coloniaux ou post coloniaux, les mensonges et la propagande défigurant les croisements d'identités complexes des habitants acquis au cours des millénaires, en des stéréotypes caricaturaux suscitant au mieux la méfiance au pire la haine la plus cynique, dont étaient capables seules à cette échelle industrielle moderne les puissances occupantes ou coloniales; ... Les conditions se réunissent depuis des siècles et des décennies pour engendrer un ressentiment profond, des séquelles d'humiliations et de cuisantes blessures aussi bien à l'intérieur du pays que dans de nombreux autres pays. 

     

    Il est à cet égard surprenant que les choses en soient restées encore à de nombreux égard aujourd'hui sur des bases de co existance, de partage , d'amitié, de mixités inter culturelles qui permettent depuis si longtemps ou au gré des dernières décennies, un processus de vie commune si appréciable, d'échos réciproques des différences, perceptibles dans les lieux et services publics, transports, hôpitaux, écoles, universités.

    Le partage des savoirs, des transmissions des services rendus sans en référer à  une quelconque identité nationale ou religieuse montre que loin des arraisonnements bellicistes des divers semeurs de haine professionnels, la vie continue et se développe ensemble, sans que les problèmes soient vécus comme insurmontables.

    La tragédie des 7 et 8 janvier semble suspendre cette appréciation par la violence des actes et des idées qui les sous tendent. Dessiner une image critique ou humoristique serait une atteinte insoutenable au caractère sacré et intouchable d'un dieu ou de son représentant. Cette irruption menaçante oblige à réfléchir ensemble croyants et non croyants, sans agressivité, pour rappeler le chemin parcouru depuis plusieurs siècles en France, et dont la plus part des intellectuels fondateurs de nationalismes des pays se libérant du joug colonial se sont largement inspirés, au cours du vingtième siècle, dans les structures législatives issues des conquêtes françaises des libertés fondamentales. 

    C'est autant ce mouvement de reflux de ces avancées dans les dernières décennies en France et dans les autres pays qu'il faut étudier attentivement, que les difficultés nouvelles à se donner de nouveaux ancrages libérateurs d'avenirs encore inédits, à inventer ensemble. 

    L'image parue aujourd'hui sur France info montrant des manifestants Pakistanais musulmans en colère arborant une affiche en langue anglaise présente un intérêt  : elle nous montre une furie, mais qui prend une forme politique; l'affiche rédigée en anglais - langue de l'ancien occupant colonial devenue langue de la colonisation mondiale des échanges par les intérêts capitalistes financiers à dominante américaine marquée-  nous dit "this is not freedom of expression, it is open aggression against islam". 

     

     

     

    L'intérêt de cette preuve par l'image, est de montrer un tour politique pris dans ces cas par les manifestations. Il y a désaccord, il est exprimé avec rage, mais si possible, il ne constitue pas un assassinat ou un lynchage. Il est exprimé politiquement. Il aurait sans doute mieux valu à un représentant de la France de ne pas se trouver parmi les manifestants. Néanmoins, il y a là une piste: la dispute prend ici un tour verbal, et même graphique, puisqu'il s'agit d'une affiche, composée avec des codes de couleur, de composition et de lettrage. On renoue à la longue tradition commune occident orient des images, des textes, de leur écriture et de leur composition. On retourne dans une possibilité de ne pas assassiner, mais plutôt de débattre.

     

    Il reviendra à chacun de discuter de cette phrase écrite: parmi mes propres relations y compris très à gauche, ou très apolitiques, il s'en trouve facilement, et la tentation est grande, compréhensible, de donner partiellement raison à l'assassinat ou à la volonté de vengeance qui déclare: "Ils auraient dû, sachant que cela blessaient des musulmans, s'abstenir de faire ces dessins puisqu'ils sont assimilés par d'autres à un blasphème". cette remarque apparemment soucieuse de conciliation, appelle en réalité la plus ferme mise en garde car elle induit à elle seule toutes les capitulations à venir, toutes les pertes irréversibles de liberté possible, le triomphe de la violence de tyrannies et des barbaries les plus implacables et durables.

     

    Il ne faut pas oublier que la moindre remarque critique contre le roi en France était pendant longtemps passible de mort, de prison, d'embastillement. Pourquoi, sinon, le peuple de Paris auraient-il mis tant d'énergie et de sacrifices à abattre la Bastille ? C'était un grand bâtiment, solide, réutilisable. C'était aussi un symbole. Celui de l'arbitraire et de la violence de l'interdiction de penser et d'exprimer sa pensée. Les Français ont détruit ce symbole et avec lui ont coupé avec le passé. 

     

    Les périodes répétées de répression politique de cette liberté "précieuse" qui ont suivi n'ont pu revenir sur cet acquis fondamental. Et c'est ainsi que l'on doit, je crois, définir la spécificité de l'apport politique du peuple français sur le reste de l'humanité au fur et à mesure que les autres peuples du monde ont pris connaissance de cette incroyable avancée. Cela a commencé avec l'Europe, mais cela a gagné petit à petit d'autre peuples qui se sont servi à leur tour de cette innovation radicale. 

     

    On peut même dire, avec  l'historien Hobsbaum, que l'ensemble des peuples ont puisé progressivement dans cet héritage qui a commencé d'irriguer de nombreuses consciences y compris dans des pays parmi les plus reculés par rapport à l'impact initial de cette révolution politique. 

    L'ensemble des révolutions qui ont suivi, en Russie, en Allemagne spartakiste noyée dans le sang par les socio démocrates avant la montée de Hitler, mais aussi par la suite après la deuxième guerre mondiale, dans tous les pays qui se sont soulevés contre le colonialisme, c'est bien cet esprit qui irriguait je crois, l'ensemble des mouvements populaires, de l'Indonésie à l'Algérie, de l'Égypte à l'Irlande, les peuples voulaient pouvoir penser, vivre et exprimer librement leur idées. 

     

    Perte de repères et amnésie

     

     

    Dans cette page du splendide livre encyclopédique co dirigé par le regretté Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora, actuel directeur scientifique de la Cité de l'Immigration à Paris, "Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours " (Albin Michel 2013), rassemblant les contributions des plus éminents spécialistes du monde entier, provenant de toutes les meilleures universités et centres de recherche, on voit une photographie du manifestation des femmes égyptiennes pour leur égalité et leur liberté dans les grandes rues du Caire en Égypte, en 1956.

     

    C'est la preuve du niveau remarquable de revendication et de liberté déjà acquises par les constitutions de pays comme l'Égypte, mais il y eu d'autres cas en Tunisie, au Maroc, en Algérie. La constitution de la Syrie, d'après l'historien Georges Corm dans son ouvrage "Pour une lecture profane des conflits (http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Pour_une_lecture_profane_des_conflits-9782707174734.html), était largement inspirée par celle de la France, ce qui explique que la Syrie, malgré la violence politique du pouvoir de Bacher El Assad, reste encore debout malgré les multiples attaques internes et internationales. 

     

    C'est semble-t-il à partir des années soixante dix que les mouvements nationalistes des pays du Moyen Orient et de l'Orient, ont commencé à adopter une définition d'eux-même qui reposait sur des bases religieuses et non plus nationalistes ou politiques. L'initiative en Palestine a été le fait du sionisme qui est passé progressivement sous l'influence de chefs traditionalistes religieux; ce qui a obligé les palestiniens à, à leur tour, opter pour une revendication politique définie sur les bases non plus seulement laïques, mais religieuses. Parfois les intérêts occidentaux ou sionistes ont délibérément impulsé et favorisé le développement de courants radicaux religieux pour saper les mouvements politiques laïques tels que le Fatah, qui avaient acquis progressivement une reconnaissance et une légitimité très dangereuses politiquement. On a préféré diaboliser l'autre pour pouvoir mieux convaincre sa propre opinion publique de procéder de manière violente et intraitable: on ne traite pas avec "le mal". Mais avec le temps, mêmes ces mouvements définis comme extrémistes ont acquis à leur tour une capacité à obliger l'adversaire à négocier aussi avec eux. C'est le cas du Hamas, qui s'est joint, très difficilement mais effectivement, au Fatah et s'est placé en interlocuteur incontournable, malgré la diabolisation justifiée ou non qui en était faite.

    Le dernier livre d'Olivier Roy, "En quête de l'Orient perdu" (Seuil 2014), montre très précisément comment la succession des objectifs géostratégiques des américains et des occidentaux par rapport à l'Union soviétique en 1988, a finalement créé un désordre mondial aggravé, dans lequel plus personne n'est en mesure de donner une chance à l'équilibre dans la souveraineté respectée de chacun, mais aussi dans la liberté, dont les nord américains n'ont pas, loin s'en faut, le monopole, avec un racisme omniprésent, un record mondial du taux d'emprisonnement par rapport à la population totale, et toutes les manoeuvres historiques ou actuelles pour intervenir militairement ou par espionnage ailleurs au nom de l'alibi des droits de l'hommes largement galvaudé. Olivier Roy montre, après trente années à voyager sur le terrain et comme expert international, que ces questions changent sans cesse, et nécessitent une appréciation des situations concrètes, des humains qui vivent ces situations, sans en rester à des déclarations théoriques ou dogmatiques. Il ajoute ces deux remarques qui me paraissent essentielles : 

    « La liberté, c’est de ne jamais être piégé par une identité. » et 

     

    « C’est la relation qui compte, pas l’essence. », valable aussi à l'attention des partisans des manifs pour tous.

     

    Reste la question du début: que dire à ces gens qui protestent contre les "agressions" contre l'Islam constituées selon eux par les images, écrits ou déclamations critiques à l'égard de certains aspects de l'Islam. La réponse est que "liberté" signifie liberté et rien d'autre. Une liberté qui s'auto censure pour ne pas froisser ou blesser d'autres d'après l'argument que ces derniers pourraient devenir des assassins, n'est pas recevable. Car cela laisse la porte ouverte au principe de l'intimidation et du droit du plus fort et du plus violent. c'est par définition l'accord tacite donné à la barbarie la plus "libérée".

    Qu'une image, qu'une personne, qu'un propos ait un caractère provocant, tant qu'il n'appelle pas lui-même à la mort de l'autre, à sa destruction, doit faire l'objet d'un travail de chacun pour recevoir et supporter son désaccord pour lui trouver une FORMULATION de réponse  APPROPRIÉE AU DÉBAT.

    Le fait que certains religieux, de diverses religions ou certaines personnes de certains opinions intransigeantes et intolérantes, envisagent aussitôt exclusivement la violence comme réponse à une critique ou à l'humour est le signe immanquable de la barbarie, de la sortie du débat et de la civilisation. Le rôle de chacun est d'apprendre, par les moyens variés mais qui ne procèdent pas de la délégation, de la démission, de la répétition de formules non questionnées, mais de la raison, de l'invention, de la pensée librement conçue et souverainement construite, en débat pacifique et respectueux avec d'autres  

     

    Comme l’exprime particulièrement bien l’artiste Michelangelo Pistoletto dans le petit libre d’entretien intitulé « La voix de Pistoletto » Actes sud 2014 : à la question « Qu’est-ce que la sensibilité spirituelle ? », Pistoletto répond : « C’est ce que l’art peut apporter au-delà des catéchèses, qui atrophient les capacités intellectuelles et la responsabilité des êtres humains tout au long de leur vie. » (p.294)

     

    À la question "que dire à ceux qui s'interdisent et interdisent la représentation du prophète", je montre l'une des très belles reproduction de la somme encyclopédique de Abdewahad Meddeb et Benjamin Stora citée plus haut, qui montre Mahomet et Moïse représentés en face l'un de l'autre sur un manuscrit musulman du 15ème siècle. L'art officiel des autorités du pouvoir musulman en ses temps d'expansion, de rayonnement et de puissance, autorisait le peintre à représenter le visage du prophète, et à le faire co exister avec Moïse, principale figure  de la religion juive, comme un signe reflétant l'existence de coopérations et de relations à tous les niveaux de la société de l'époque.

    Ceci montre que la question aujourd'hui n'est pas religieuse, ni ne procède de l'enjeu du blasphème ou du respect absolu pétrifié de terreur ou de soumission de la figure religieuse du chef, du guide, du dieu ou du prophète, mais qu'au contraire, tout un chacun se doit de construire au quotidien la possibilité d'élaborer des échanges vivants avec les autres être humains, les autres formes de vie et de pensée, en posant comme préalable absolu partagé  la possibilité irrépressible pour soi-même de penser, dire, exprimer ce qu'on pense ( ce qui n'est pas évident pour une grande partie des humains) et simultanément la liberté symétrique, réciproque et absolue offerte à chacun, dès lors qu'il ne pousse pas à la haine ou au crime contre d'autres, de faire de même. 

     

    ss

     

     

     

    La coexistence du prophète Muhammad à gauche et de Moïse à droite sur le même fond bleu nuit, sert d'argument à l'expression graphique débridée de ce à quoi leur pensée respective conduit comme mouvement lyrique du graphisme et de la forme; le meilleur hommage que rendraient les citoyens qu'ils soient religieux ou non, à la pensée et à la vie politique commune, serait de résider dans une amicale émulation, qui n'exclut ni humour ni plaisanterie, ni critique, puisque de tous temps, au quotidien, c'est ainsi que les hommes vécurent ensemble. 

     

     

     

     

     

     


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