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    Réponse à un article paru dans le site foulexpress:

    http://www.foulexpress.com/2015/03/art-et-argent-le-mariage-force/

     

    Bonjour,

    Votre article est bien documenté sur de nombreux points. J'aborde les choses aussi sur mon blog www.desformespolitiques.eklablog.fr à l'article : http://desformespolitiques.eklablog.fr/choix-a112999944. Dans cet article, je cite un autre excellent appel de grands curateurs et artistes d'aujourd'hui, qui eux aussi condamnent l'évolution totalement spéculative du marché de l'art contemporain, et surtout de la compromission des institutions payées par les contribuables pour servir à la valorisation spéculatives de collections de collectionneurs privés qui, par ailleurs, ne paient, eux, pas leurs impôts.

     

    Cela dit, et tout en devant rester critique envers l'évolution du marché et de la servilité de certains acteurs de l'art envers ces dérives scandaleuses et qui dénaturent l'art lui-même, il ne faut pas en profiter pour jeter le bébé avec l'eau du bain. L’on sent une certaine tentation découler « naturellement » de l’exposé de votre article, à savoir que tout est à jeter au nom d’un refus de cette dérive.

     

    Que l’art puisse avoir de la valeur économique, est tout simplement indispensable pour que vivent matériellement les artistes, l’art lui-même. Même les institutions religieuses par exemple, qui se prétendent élevées dans les sphères de la spiritualité la plus prétendument pure, sont alimentées de souscriptions financières, legs, dons, cotisations, pécules, qui ….sont placés sur le marché boursier, ou le trafic d’arme et de drogue par le biais de processus de blanchiments. L’hypocrisie est de loin le bien le mieux partagé sur cette terre, parmi les gens qui aspirent à dominer les autres par l’argent ou les croyances diverses.

     

    Ce qu’il y a de très spécifique dans la dimension artistique en tant que telle, c’est cette dimension de questionnement ouvert, qui oblige à se questionner, à partager avec les autres et avec soi-même des questions sur la nature de ce que l’on voit, de ce qui nous est donné à regarder. Quelqu’un comme la philosophe Marie José Mondain, dans son livre « Image, icône, économie , Les sources byzantines de l'imaginaire contemporain », paru chez Seuil en 1998 et qui fait désormais autorité, nous apprend comment l’œuvre d’art, dès son origine, convoque la collectivité sociale et les individus à des questionnements : qu’est ce que je vois, qu’est-ce que je comprends, ? Sur quoi devons-nous nous entendre sur ce que nous partageons et donnons à voir aux autres comme étant de l’art ? etc. Marie José Mondzain étudie ce moment très particulier où une religion à un moment charnière, le christianisme, a dû se pencher intellectuellement sur la question de l’autorisation ou non de l’image. C’est une question qui s’est posée aux autres religions et qui a eu chaque fois des réponses particulières spécifiques aux développements de chacune d’elles au moment où cette question apparaissait et qui avait des conséquences non seulement sur l’art, mais sur la vie de toute la société, et cela se voit maintenant.

     

    L’hypothèse de Marie José Mondzain est que l’icône est aussi une économie (ces deux mots ont la même source étymologique) et que ce serait en quelque sorte au travers d’un « marché » économique, que « Dieu » aurait laissé son propre fils s’incarner à son image parmi les hommes pour finir crucifié et ce faisant, Dieu obligeait en quelque sorte les hommes à rendre quelque chose à dieu, disons, un culte. Et l’image là dedans a joué un rôle d’accompagnement : elle a permis que s’incarne l ‘ « irreprésentable » par définition qu’est le Dieu, sur un support matériel en bois, recouvert de nombreuses couches d’ « onctions » de peinture à la cire, ou à la tempéra. Onction revenant à oindre, c’est à dire à sanctifier par l’application d’huile ou d’eau bénite dans la pratique religieuse, Ici le support peint par un peintre devient une forme de métaphore de l’acte purificateur par excellence, « oindre », recouvrir de couches réparatrices, curatrices, (reboucher les blessures) dans un mouvement répété de résorption des violences faites au corps du christ lui-même.

     

    La question du fond d’or est aussi apparue comme un moyen de signifier l’infini et l’espace divin, or dont les moirages sont autant de phénomènes qui imitent le mystère même du monde divin, impénétrable, impossible à identifier avec les yeux de l’analyse et de la raison.

    Un très bel ouvrage sur la question de l’or et l’art est : « L’or des images, art-monnaie-capital », d’Isabelle Garo (c’est une ancienne copine de classe et je peux vous dire quelle a bien travaillé depuis), paru chez la ville brûle en 2013.

     

     

    À partir de là, on doit, à mon avis, garder une attitude ouverte et très attentive envers l’art, les artistes, et les intellectuels qui se passionnent pour l’art tout en cherchant honnêtement à vivre, comme n’importe qui d’autre.

     

    Or la question qui se pose de manière frontale et à laquelle les médias populistes tels que la télévision, les journaux propriétés de grands capitalistes, font tout pour opposer un barrage d’obstruction obscurantiste, au nom du fait que ce sont des choses trop compliquées pour les gens (comme l’économie qui doit rester entre gens de bonnes familles), est « l’art a-t-il destinée commune avec la société » ?

    Autrement dit si votre article constate que l’art spéculatif représente parfaitement la dérive qui affecte toutes les sphères de la vie sociale humaine planétaire, cela signifie-t-il que de toute éternité, l’art a destin lié avec le capitalisme financier uniquement ? Je veux dire qu’il doit être possible pour les artistes, les amateurs et les spécialistes de l’art, les publics éclairés et exigeants, de se pencher sur ce que pourrait être une autre destination sociale de l’art que la spéculation boursière.

     

    Et je suis persuadé qu’il y a des perspectives pour créer de l’art qui entérine les acquis historiques indéniables de l’art moderne et contemporain (ce que votre article semble curieusement s’abstenir totalement de faire, ce qui semble un peu simplificateur, voire inquiétant) pour ouvrir de nouveaux horizons à la relation des publics à l’art et de l’art aux publics, qui ne soient pas corrompues par la spéculation.

    Pour ne prendre qu’un exemple dans votre choix d’iconographie, les trois urinoirs fixés au mur, « installation du sculpteur américain Robert Gober datant de 1988 et vendue aux enchères par Christie’s à 3,52 millions de dollars en novembre 2014 », se peuvent être présentés ainsi dans leur aspect provocateur par l’explosion de leur seule valeur spéculative associée à l’incompréhension de leur raison d’être artistique.

     

    Même si je ne connaissais pas très bien cette œuvre de Gober, il faut savoir qu’elle intervient un peu moins d’un siècle après une œuvre manifeste de l’artiste français Marcel Duchamp qui a osé pour la première fois proposer à un jury d’un salon d’art moderne de son temps, un urinoir standard, signé maladroitement d’un nom peu lisible à la peinture noire, et présenté de manière renversée c’est-à-dire posé sur un socle et retourné vers le haut. Le basculement, le changement de contexte, la signature, obligeaient à considérer le rôle que jouent le contexte, à savoir un lieu d’exposition, et le regard des personnes qui reçoivent cette œuvre, pour définir si l’on a affaire à de l’art ou pas de l’art.

    C’était donc il y a un siècle, une proposition éminemment iconoclaste (pas de joli travail de peinture bien fini, pas de forme identifiable immédiatement comme « belle », digne d’admiration, etc.). Et ce travail a "travaillé" en profondeur la conscience que les artistes puis toute la société se sont forgée de l’art.

     

    Qu’est-ce que l’art ? est devenu une question centrale de toute œuvre d’art et l’on peut presque dire que tout œuvre qui ne pose pas ni se pose cette question est hors jeu, comme peut l’être par exemple une jolie peinture reproduisant sagement deux petits chats d’après une photo de famille. Ce dernier objet, même s’il est bien fait au sens de soigné, léché, ne présente qu’un intérêt artisanal, non artistique. Et c’est ce qu’avait voulu faire Duchamp très consciemment, très délibérément : obliger ses contemporains et ses suiveurs à ne jamais lâcher cette question. Il n’interdisait en rien de continuer à faire des choses, mais il a obligé à penser et situer sa pensée dans un contexte réflexif général, non provincial, non naïf…

     

    Désormais, je pense qu’à part des gens qui ignorent par manque de culture (ce n’est pas en soi un crime, ce qui l’est est de se prévaloir de cette ignorance pour interdire et détruire les choses auxquelles on ne comprend rien, ça c’est un crime, et une imbécillité criminelle), la question a fait son chemin, et que beaucoup, pour ne pas dire la majorité des acteurs de l’art contemporain jouent sur ce tableau. Cela ne veut pas dire que tout soit bon, et en effet c’est peut-être devenu une sorte de forme académique de laquelle plus personne n’arrive à sortir. Néanmoins c’est l’histoire telle qu’elle s’est passée et elle peut permettre de replacer les trois urinoirs de Gober dans leur contexte d’apparition.

     

    Car l’art n’est qu’un dialogue conflictuel PACIFIQUE entre des générations successives d’artistes ou entre des artistes qui sont contemporains les uns aux autres. C’est une dispute, riche par l’opposition qui se rencontre et de laquelle on essaie chacun de tirer une part de justesse. D’où la portée éminemment politique de l’art : discuter de ce que l’on veut voir, dire, faire, et en débattre pacifiquement par des propositions, qui attirent sur elles les critiques positives ou négatives mais toujours dans le respect et la paix, et ainsi un chemin de vérité collectivement et fragilement élaborée se fraie une voie dans l’inconnu à partir du connu de ce dont nous et nos pères venons.

     

    C’est à la fois un respect des efforts anciens et à la fois une obligation vitale de contester l’ancienne forme pour lui trouver une forme plus actuelle, plus en phase avec la société et les individus d’aujourd’hui. C’est ce débat que les intégrismes interdisent violemment par l’intimidation, les menaces et les assassinats. C’est ce débat que l’autoritarisme des classes de dominateurs ne veut pas voir se développer parmi tous les citoyens femmes et hommes et vieux et enfants.

     

    Il faut, au contraire d’une soumission et d’un conformisme répétant des formules anciennes que l’on s’interdit définitivement de critiquer ou d’avoir envie de faire autrement, que chacun se sache investi d’un droit imprescriptible à réfléchir librement comme il le veut, honnêtement en ayant le droit de discuter, critiquer, débattre, proposer sa version à l’avis des autres sans avoir à craindre autre chose que des critiques argumentées, respectueuses et courtoises. Le reste est de la barbarie qui se maquille sous des prétextes divers, religieux, traditionnalistes, conventionnels, sexistes ou racistes, etc.

     

    Je prends un exemple :

    Un enfant joue au Lego : il reçoit des boîtes de Lego et il procède au montage en suivant le mode d’emploi. Puis, s’il y est autorisé, il lui viendra spontanément l’envie de recomposer les pièces de lego en d’autres formes, qui le feront plus rêver, qui ne seront pas que de l’exécution d’après modèle, qui n’est qu’une copie d’exécutant. Il rêvera, recomposera, osera, défera, refera à sa manière en le soumettant au regard de ses proches et des autres. Soit il sera encouragé, soit on le lui interdira, ou même on lui demandera de ne pas toucher les Lego un fois assemblés selon le mode d’emploi de l’emballage de la marque.

    Et avec ces deux types de parcours d’enfant, vous aurez deux types de vie qui découleront (je ne dis pas mécaniquement, mais c’est tout de même une divergence de détermination qui crée des dispositions très différentes): une de création, de confiance en soi progressivement acquise avec les expérimentations, de plaisir, d’envie de toucher et d’essayer par soi-même, d’inventer et de soumettre les choses du monde existant à des changements auxquels on aspire au fur et à mesure.

    L’autre sera celle d’une enfance prostrée dans l’obéissance aux règles en place, aux modes d’emploi, aux ordres des chefs incontestés, puisque l’on n’a pas acquis une faculté à voir autrement le monde existant, on ne sait faire que ce qu’impose un mode d’emploi extérieur dont on n’est pas l’auteur. J’y voit là un conditionnement qui favorise l’obéissance religieuse ou la soumission aux ordres et aux consignes non discutées des chefs, des prêcheurs et de l’ordre en place

     

    Ces deux formes de pensée d’enfant formeront des adultes différents : d’un côté des adultes ayant une propension à obéir aux maîtres sans questionner l’objet ni la perspective des consignes, selon une soumission et une démission intellectuelle même pas perçues comme telles, totalement intériorisées. De l’autre des adultes vivant pleinement leurs facultés critiques, intellectuelles, créatrices et en cela artistiques, en ce qu’ils sauront apporter selon les circonstances des dispositions acquises à améliorer ou changer l’existant.

     

    Et en cela, ils prolongeront la longue suite de gens qui ont fait passer progressivement l’humanité de la barbarie à la modernité, de l’obscurité des préjugés et de l’ignorance à des connaissance sans cesse passées au crible de la critique et de la remise en question, de l’envie de comprendre LIBREMENT le monde et l’humain comme il est en vrai.

     

    Ici, le parallélisme entre le rejet de l’art et celui de la liberté de pensée est manifeste dans cette citation magnifique de Karl Marx, Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel. Que j’ai trouvée dans un excellent ouvrage du philosophe Christopher Hitchens « dieu n’est pas grand, comment la religion empoisonne tout », collection l’esprit d’ouverture paru chez Belfond en 2009 :

     

    « La misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature accablée, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’un état des choses où il n’est point d’esprit. Elle est l’opium du peuple.

    Nier la religion, ce bonheur illusoire du peuple, c’est exiger son bonheur réel. Exiger qu’il abandonne toute illusion sur son état, c’est exiger qu’il renonce à un état qui a besoin d’illusions. La critique de la religion contient en germe la critique de la vallée de larmes dont la religion est l’auréole. La critique a saccagé les fleurs imaginaires qui ornent la chaîne, non pour que l’homme porte une chaine sans rêve ni consolation, mais pour qu’il secoue la chaine et qu’il cueille la fleur vivante. »

     

    Le parallélisme entre la liberté de l’art contre les dictatures dogmatiques, moralisatrices, et financières et des conventions passéistes et la liberté de penser sans le recours imposé et dominateur des religions, mérite qu’on s’y interroge sérieusement, c’est-à-dire bien sûr sans haine, ni pulsion criminelle, interdit ou intimidation. L’aventure de l’art, l’aventure de la pensée, l’aventure de la politique d’émancipation, de conquête des droits pour les femmes, les hommes, les salariés, les enfants, les personnes âgées et les ressources limitées de la planète est une magnifique œuvre à partager, à construire ensemble, c’est un beau travail à accomplir !

     

     

     

     

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    Voici un lien vers un court film (4 mn.) :

    Une peinture parle aux français
    https://vimeo.com/122246662

    "Cette scène s'est répétée à chaque défilé auquel je présentais l'affiche. Les gens, des dizaines de milliers chaque fois, sont beaucoup plus nombreux à voir l'image que ceux qui visitent une exposition dans une galerie d'art. Et ils semblent aussi dans une perception vraiment active, critique, et je trouve qu'il y a là une énergie dans les regards qui me semble mettre l'art à une place assez inédite, mais qui est peut-être une place qui est aussi la sienne.

     

    Joël Auxenfans. Affiche Mélenchon. Format 74 x 50 cm. 2012.

     

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