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    Que veut dire « Non » ?

     

     

    Joël Auxenfans. Peinture affiche pour le projet "Les Palissades" d'un chantier d'infrastructure. 2015.

     

     

     

    S’il est un livre qu’il faut impérativement que toute personne lise le plus rapidement possible, et en particulier les utilisateurs assidus ou praticiens professionnels des nouvelles technologies (ordinateur, programmation, Internet, réseaux sociaux, téléphone mobile, gadgets électroniques, etc.) c’est le livre d’Éric Sadin, « La vie algorithmique, critique de la raison numérique » paru en 2015 aux éditions L’Échappée.

     

    J’en livre ici quelques extraits :

     

    P. 102 :

    « Un nouveau genre de connaissance émerge, fondé sur une récolte informationnelle massive, soumise à des recoupements corrélatifs identifiés par des algorithmes chargés de détecter des récurrences significatives. Formule heuristique qui renvoie au Data mining à l’œuvre depuis le début de la première décennie du XXIème siècle, qui inaugura le principe d’une divulgation robotisée de phénomènes jusque-là non directement détectables par la conscience humaine. C’est une extension de cette pratique qui s’instaure par le fait de la sophistication croissante des protocoles, portant en outre sur des volumes de données sans cesse amplifiés. Mode d’entendement qui se défait de tout a priori pour en quelque sorte laisser « la vérité du moment se découvrir », à l’écart des catégories pré établies possiblement réductrices. Il a par exemple été constaté que des bouchons de circulation, formés en certaines zones en fin d’après-midi, étaient prolongés le soir même par une désaffection substantielle de la fréquentation des sites de rencontre. Rapprochement avéré entre deux faits apparemment sans rapport, qui a révélé que les conducteurs de véhicules soumis à ce cas de figure, par manque de temps, de disponibilité ou par fatigue, ne se sentaient pas dans des conditions favorables pour se livrer à ce type d’activité. »

    (…)

    « Le savoir corrélatif computationnel se caractérise par plusieurs propriétés. Il doit, pour exprimer sa pleine mesure, porter ses analyses sur des agrégats de données à la fois plus volumineux et les plus variés possibles. C’est la condition nécessaire à ce que se dévoile des faits ignorés, de surcroît non saisissables sous le biais d’autres processus cognitifs. Il s’exerce sur des registres informationnels différenciés, à condition qu’ils soient réduits à des codes binaires : textes, statistiques, images fixes et animées, coordonnées de géolocalisation, objets connectés. Il encourage une mémorisation la plus soutenue, afin de pouvoir relier à tout moment des données déjà stockées à d’autres susceptibles de s’agréger ultérieurement, en vue de révéler des phénomènes jusque-là insoupçonnés. (…)

     

    « L’interprétation corrélative relève encore d’un mode d’appréciation qui se constitue grâce à des mécanismes robotisés, laissant le soin à des systèmes de divulguer des mises en rapport distinctives. Elle nomme une expansion de l’automatisation dans la compréhension des phénomènes, qui s’impose en quelque sorte à la raison par la force itérative de faits décelée par des algorithmes inductifs. C’est la faculté herméneutique proprement humaine qui est peu à peu repoussée ou sacrifiée dans nombre de cas, s’abandonnant à l’évidence du constat avéré et inflexible. Puissance d’impact adossée à son « prestige mathématique », qui n’appelle pas la contradiction, l’enquête minutieuse, la recherche pas à pas, l’effort consubstantiel propre à tout processus de discernement, qui de surcroît recouvre par l’apparence de sa véracité, un pouvoir performatif.

     

    Car l’événement épistémologique majeur qu’il faut saisir – décrypter plutôt – au-delà de ces attributs renvoie au fait que tout résultat d’équation est aussitôt appelé à être exploité sous de multiples formes. Modalité d’appréhension à visée exclusivement utilitaire, qui transforme chaque circonstance en graphe capitalisable, ne laissant jamais en repos les états de connaissance, les situant comme la base hautement informée d’actions à entreprendre, inspirées et garanties par la puissance de définition prouvée des processeurs et des algorithmes. « Néo-utilitarisme » qui renoue avec la philosophie utilitariste de Jeremy Bentham, concepteur du dispositif architectural pénitentiaire à visibilité intégrale, le Panoptique, que la priorité accordée au temps réel renforce et universalise, l’érigeant comme l’acmé d’une relation continuellement fonctionnelle entretenue à un environnement se manifestant sans point aveugle au fil de l’expérience individuelle et collective. »

     

      P. 128 :

    « Mais le fait singulier est qu’il s’opère une sorte de vengeance imprévue du sensible, inapte à se soustraire intégralement au régime computationnel. L’extension des capteurs, associée à la volonté de progressivement numériser les différentes qualités saisies par les sens humains (à terme, jusqu’à l’odorat et le goût), témoigne à la fois de cette inclination démiurgique et signale un point limite, celui de vouloir réduire l’intuition à des suites de chiffres, mais qui dans les faits procède d’une réduction partielle et standardisée, incapable de saisir la dimension pluristratifiée et non « algorithmisable » des sensations, des émotions et de la mémoire humaines. C’est pourquoi le principe d’une équivalence entre le cerveau et l’électronique, tel qu’initialement envisagé par la cybernétique et aujourd’hui relancé par le transhumanisme qui imagine réalisable « à l’horizon 2040 » le téléchargement des « données de l’esprit » sur des puces de silicium, relève d’une inconséquence, d’une naïveté, ou d’une imposture, correspondant à une aberration qui ignore la complexité irréductible de la conscience émotionnelle. La « raison numérique » est finalement confrontée à la juste et implacable vérité du « théorème d’incomplétude » de Gödel, selon lequel tout ne peut être calculable et démontrable. Le peintre Elstir affirme qu’il faut revenir à la racine d’une appréhension pleinement sensible du monde. Toute la recherche de Proust plaide pour que les flux de l’expérience ne soient pas continuellement découpés et exploités rationnellement de façon cartésienne. Car oui, « l’expérience est indestructible. (…) La pensée à hauteur d’expérience est quelque chose comme une boule de feu ou une luciole, admirable et disparaissante. »

    C’est la nature de ce savoir qu’il faut identifier ou déconstruire et qui ne se défera jamais de sa constitution binaire, structurellement limitée à ne saisir que des phénomènes catégorisables. Condition cognitive et épistémologique dont il faut exposer la généalogie et le projet, et dont on voit la mesure éminemment réductionniste et normative qu’elle induit. Car c’est un régime de vérité toujours plus hégémonique, exclusif ou « excluant » qui s’impose, et dont la portée et les conséquences avaient été pressenties il ya plus de trois décennies par Jean-François Lyotard : « Il est raisonnable de penser que la multiplication des machines informationnelles affecte et affectera la circulation des connaissances autant que le fait le développement des moyens de circulation des hommes d’abord (transports), des sons et des images ensuite (médias). Dans cette transformation générale, la nature du savoir ne restera pas intacte. Il ne peut passer dans les nouveaux canaux, et devenir opérationnel, que si la connaissance peut être traduite en quantités d’informations. On peut donc en tirer la prévision que tout ce qui dans le savoir constitué n’est pas ainsi traduisible sera délaissé, et que l’orientation des recherches nouvelles se subornera à la condition de traduisibilité des résultats éventuels en langage de machine. »

     

    P. 154 :

    « La norme quasi imperceptible réside ici dans l’agencement d’un cadre surcodifié qui ne vise qu’à édifier l’image d’un individu libre et surpuissant, et qui, par le fait de cet environnement éminemment avantageux, excite chacun à s’enivrer sans fin de l’expression de soi, prolongée et renforcée par la clameur publique. C’est cela qu’occultera toute sociologie des usages, dont certains des tenants peuvent affirmer à l’instar de Danah Boyd que certes, « c’est compliqué », supposant que des procédés de singularisation demeurent toujours ouverts, mais qui dans les faits entérine les logiques en place, jusqu’à les ignorer ou les absoudre. Une analytique des structures ne représente pas un mode d’approche « complémentaire », elle compte dévoiler la vérité plus ou moins manifeste des soubassements et l’intentionnalité à laquelle ils répondent, et affirme sans nuance que c’est seulement par la déconstruction des mécanismes à l’œuvre, et l’élaboration de constructions fondées sur de tout autres principes, que des usages pleinement singularisés deviendront effectivement possibles. »

     

    P.156 :

    « On peut tenir les lunettes connectées comme le parangon de la sophistication technologique contemporaine, fondée sur l’extrême puissance des processeurs, l’intégration nanométrique de certains composants et un design industriel capable d’amalgamer en une seule entité nombre d’éléments hétérogènes. Néanmoins, ce qui, à la différence d’autres modèles, spécifie les Google Glass, c’est qu’elles bénéficient directement de la haute maîtrise de la science de l’indexation développée par la maison mère, pouvant faire apparaître sans « perte de signal » toute indication « pertinente » à l’attention de chaque individu. Mécanisme qui suppose de percevoir sur l’un des deux yeux des informations qui certes peuvent provenir de l’Internet par commande vocale ou manuelle, mais qui ne correspond pas à sa fonctionnalité majeure, qui consiste à afficher toutes sortes de renseignements adaptés à chaque être sans intention préalable de sa part. Automatisation d’une partie du champ de vision ne requérant pas de décision initiale, qui représente l’acmé du processus de la prise en charge robotisée des personnes. »

     

    P. 157 :

    « Si, selon le psychologue et Philosophe américain William James (1842-1910), « notre expérience se définit par ce à quoi nous acceptons de prêter attention », c’est à un inévitable renversement de la formule qu’il faut procéder, constatant que notre expérience est appelée à se définir ou à se constituer en fonction de ce à quoi des robots numériques s’attacheront à nous faire prêter attention. Ce n’est plus seulement la décision humaine que nous déléguons progressivement à des systèmes, c’est également une large part de notre perception qui est vouée à être ordonnée par des algorithmes. »

     

    P.169 :

    « C’est pourquoi nous passons actuellement du régime de la surveillance numérique qui aura caractérisé les années 1995-2015, à un DATA-PANOPTISME, non pas détenu par quelques figures omnipotentes, la NSA ou d’autres entités, mais entretenu et exploité de partout, avec pour objectif prioritaire d’offrir des services et d’assurer le plus grand « confort de tous ». Dimension qui confirme la formule proprement visionnaire énoncée par Ivan Illich selon laquelle « au-delà de certains seuils, la production de services fera à la culture plus de mal que la production de marchandises a déjà fait à la nature ».

     

    P.186 :

    « Désormais, la plupart des opérateurs téléphoniques monétisent leurs informations, procédant au préalable à une anonymation, soit à l’effacement de leur source individuelle. SFR s’engageatrès tôt dans le commerce de données à des fins de géomarketing, associant à ses offres des outils de data-visualisation cartographique. Un milliard d’évènements seraient quotidiennement captés par l’entreprise (actions d’allumer ou d’éteindre un appareil, passages et durées des appels, envois de messages, trajets effectués, applications consultées…). Architecture qui permet de saisir en temps réel nombre de comportements, leurs itérations et évolutions, dressant un relevé sociologique ininterrompu d’origine industrielle : « Les enchaînements d’évènements émis par les mobiles permettent de suivre la densité et les flux de population tant au niveau macro, national et urbain, que micro selon la topologie du réseau, explique-t-on chez SFR. Notre dispositif nous a permis par exemple d’évaluer à 389500 le nombre de visiteurs du Festival de Cannes en 2012, et d’observer un pic de fréquentation le 18 mai 2012 à 17h.Autres exemples d’indicateurs : le suivi de la diffusion des passagers ayant pris un train à la gare Montparnasse, ou encore la fréquentation des lignes du métro parisien selon l’heure de la journée. Ces données peuvent intéresser des acteurs de transport ou les collectivités locales, note-t-on chez SFR. Mais le secteur de distribution représente aussi l’une des principales cibles du groupe. L’opérateur offrant notamment la capacité de définir la provenance des clients visitant un centre commercial ou un supermarché. »

     

    P. 198 :

    « L’open Data sonne l’épuisement définitif du politique entendu comme l’élaboration de projets soumis à la délibération démocratique, et glisse vers une régulation algorithmique, automatisée et sans signataire de la vie publique. Le dessein consiste désormais à assurer une gestion la plus efficace au moyen de joysticks imperceptibles, permettant de réagir en quasi temps réel aux conjonctures : «  Diriger : décider sans gérer. ANT._ Gérer : diriger sans décider. » écrivait avec légèreté et gravité mêlées l’économiste Georges Elgozy. La temporalité de l’action politique se compresse, ne s’accordant plus la distance nécessaire à la réflexion et à la maturation, pour se calquer subrepticement sur le principe de la circulation des flux numériques à la vitesse de la lumière et de la réactivité sans délai à l’œuvre dans les réseaux. Dimension qui atteste de l’imprégnation insidieuse du politique par une technique qui ne travaille pas frontalement à sa désagrégation, mais qui de facto étend de partout son influence agissante par la nature de ses productions et leur diffusion planétaire. Dorénavant, la puissance de gouvernementalité sur les êtres et les sociétés se situe principalement du côté de l’industrie du traitement massif des données, qui représente le cœur d’une nouvelle forme prégnante et expansive de pouvoir : le TECHNO-POUVOIR. »

     

    P. 206 :

    « Le point de contact, ou la façon dont les individus sont dirigés par les autres s’articule sur la façon dont ils se conduisent eux-mêmes, est ce que je peux appeler, je crois, « gouvernement ».

    (citation de Michel Foucault, L’origine de l’Herméneutique de soi. Conférences prononcées à Dartmouth collège, 1980, Vrin)

     

    P. 217 :

    « C’est encore à partir de processus d’innovation que se sont peu à peu élaborés des procédés sans cesse plus sophistiqués et des interfaces toujours plus séduisantes visant à capter l’attention des individus en vue de leur plus intense monétisation. Google et son moteur de recherche, autant que le modèle qui mémorise et catégorise les usages quotidiens de milliards d’utilisateurs via leurs requêtes, sont le résultat de processus d’innovation. La volonté du même Google de créer ex nihilo une plateforme artificielle au large du Pacifique, une sorte d’  « île autonome », dans la but de se délivrer de toute règle et de toute fiscalité, d’ériger en pleine mer une « zone franche libertarienne », est le résultat de processus d’innovation. Amazon et ses procédés de suggestions individualisés fondées sur l’analyse des comportements sont le résultat de processus d’innovation. Une multitude d’exemples similaires pourraient ainsi être déclinés. La servicisation de tous les pans du quotidien via des applications et des systèmes développés au sein d’unités de recherche, sous couvert de services prodigués aux individus, conduit à une marchandisation généralisée de la vie. La marchandisation généralisée de la vie actuellement à l’œuvre est le résultat direct de processus d’innovation. »

     

    P. 219 : 

    « Ce qu’aura institué le techno-capitalisme à échelle globale, c’est un mode de rationalité fondé sur la définition chiffrée de tout phénomène grâce à la puissance indéfiniment accrue du computationnel. Aujourd’hui, il convient de répondre à un type quasi exclusif d’innovation par d’autres gestes d’innovation, envisagés comme autant de possibilités indéfiniment ouvertes à dessiner de nouveaux schémas à l’écart de toute visée strictement commerciale et utilitariste. C’est l’intérêt commun qui devrait être prioritairement recherché et qui a été jusqu’ici massivement réprimé. C’est à un renversement ou à une inversion des valeurs auquel il faut procéder, visant à repousser la seule quête de l’intérêt particulier pour travailler à l’épanouissement collectif et individuel supposé caractériser en propre l’ethos démocratique et civique. Entreprise majeure d’innovation qui doit se manifester sous toutes les formes possibles, dans l’objectif de détrôner la puissance de gouvernementalité outrageusement gagnée par le techno-pouvoir et d’édifier de nouvelles modalités plus vertueuses. Face à la puissance d’inventivité de l’industrie du numérique, à son génie même, c’est toute la puissance d’inventivité des individus et des sociétés, tout le génie humain à pouvoir dessiner autrement les choses, qu’il faut encourager. Jusqu’à quand et jusqu’où allons-nous accepter que quelques milliers de personnes dans le monde, principalement des dirigeants de groupes économiques et des ingénieurs, infléchissent le cours individuel et collectif de nos existences, sans que des oppositions, des digues juridiques ou des contre-pouvoirs ne se dressent ? Il ‘agit-là d’un enjeu politique, éthique et civilisationnel majeur de notre temps. »

     

     

     

     

    Excepté au moment du traité européen de 2005 pourtant caractérisé par un conditionnement unilatéral en faveur du oui de la part des médias et des partis de l’establishment, et en dépit du fait que son résultat – « NON » - a été nié par la suite de la manière la plus anti démocratique qui soit, on trouve rarement de nos jours des moments au cours desquels la population est consultée sur la question « oui » ou « non ».

     

    Surtout, les réponses, lorsqu’elles sont données par le peuple et qu’elles vont à l’encontre des intérêts des dominants, sont généralement contournées ou occultées d’une manière ou d’une autre. C’est le cas par exemple pour les OGM, le nucléaire, les pesticides, les destructions d’emplois pour le lucre de spéculateurs, les gaz de schistes, l’intégration dans l’OTAN, etc.

     

    Il est un discours qui agit efficacement au service de ceux qui nient ainsi les choix du peuple, c’est celui de l’ « innovation ». Il semble facile, à partir d’un climat entretenu médiatiquement, de soumettre la volonté individuelle et collective par l’idée d’innovation.

     

    Tout d’abord, par un présupposé que le « nouveau » - même s’il ne répond pas à un besoin social prioritaire objectivé et énoncé des gens mais vise plutôt à créer une dépendance artificielle en même temps que le produit « nouveau » imposé lui correspondant comme par miracle -  est la réponse à tout et aux conditions exclusives de ceux qui pilotent l’opération marketing. Et ceci même si les objectifs des promoteurs de la nouveauté ne sont pas humanistes mais exclusivement lucratifs et de pouvoir.

     

    Ensuite, par l’argument de principe culpabilisateur que s’opposer à l’innovation est en soi un crime contre les avantages, les services et les plaisirs dont on prive ainsi l’humanité. Sur le plaisir, le capitalisme a su depuis longtemps jouer sur la corde irrésistible de la chatouille sensuelle, des frissons de la transgression obéissant à un jeunisme universel, de l’extase de la perte recherchée du contrôle de soi, du « fun » du côté ludique des choses ainsi commercialisées, même si cette approche séductrice et réductrice de l’âme humaine – censée n’être toujours et exclusivement qu’à la recherche d’un plaisir hédoniste un peu niais et surtout aveugle à lui-même et à ses conséquences - débouche en même temps sur des dégradations planétaires ou des conditions de travail et de vie aggravées d’autres personnes situées ailleurs (hors de vue) dans l’échelle sociale ou dans la géographie du monde.

     

    Il est étonnant de voir l’aisance avec laquelle le public se laisse entrainer avec une naïveté et un aveuglement confondants, à vouloir systématiquement ce que les capitalistes veulent, à penser comme eux et d’après leurs critères. Par exemple le travail le dimanche ou de nuit, au nom de la possibilité indéfiniment exacerbée de pouvoir désirer des choses abracadabrantes, sans plus de limites ni de décence et s’identifiant à un modèle qui correspond le plus souvent à un profil type de riche touriste américain fantasmé désirant à deux heures du matin se procurer tel ou tel produit absolument dans l’instant.

     

    Les consommateurs oublient qu’eux-mêmes sont salariés, ou que d’autres, parfois de leur propre famille, le sont, précisément dans les branches dans lesquelles l’augmentation prétendue des plaisirs s’accompagnera du durcissement de l’exploitation au quotidien. Ce sont là les miracles de l’auto - asservissement auquel se livrent avec joie nos contemporains à l’échelle de la planète.

    C’est cette fois Frédéric Lordon, dans son livre « Capitalisme, désir et servitude, Marx et Spinoza » (La Fabrique 2010), qui approfondit cette question de manière philosophiquement et politiquement aboutie et portée par une écriture superbe de sa pensée, comme l’est à sa manière également celle d’Éric Sadin. Il faut aussi voir cette courte vidéo de Lordon dans laquelle il décrypte et démonte les mécanismes de la double perversion consumérisme/condition du salariat http://www.les-crises.fr/les-zeles-du-desir

     

    Nous sommes dans l’ère de l’ « auto entrepreneuriat » (c’est-à-dire de l’auto exploitation misérabiliste) mais aussi celle de l’auto destruction des bassins d’emplois et des savoirs-faire, par le basculement systématique des choix de consommation, par défaut d’information et, il faut le dire, par manque de pouvoir d’achat et de choix, vers le produit le moins disant. Et ce, même si ces achats compulsifs dénués de toute réflexion critique n’apportent avec eux que des tempêtes mondiales, légèrement différées, de la dérégulation et des destructions irréversibles des écosystèmes vitaux et des conditions de vie des sociétés : les choix consuméristes pour le produit moins-disant d’aujourd’hui faisant les chômeurs de demain.

     

    Ainsi pour les polonais de Bialystok ou de Lotz, anciennes ville textiles de l’Est et du centre de la Pologne dont les immenses usines fermées allègrement comme ailleurs en Europe dans d’autres foyers industriels fortement structurés syndicalement, sont devenues des coquilles vidées de leurs activités initiales. À la place de la vraie production et des vrais salaires, des vrais savoir-faire, on trouve désormais des centres commerciaux gigantesques et luxueux, proposant uniformément à des chômeurs ou petits salariés, les grandes marques internationales en provenance de pays sans droits sociaux et vendus quelques euros.

     

    Ces gens, certes aspirant fortement à ressembler au modèle de consumérisme occidental du fait des privations et du complexe de « ringardise » ressentis pendant ces années qu’ils appellent improprement « communistes », sont ainsi captés, rendant docilement au capital transnational le maigre pécule qu’ils ont encore. Ils viennent là acheter des produits de mauvaise qualité issus d’une exploitation féroce et d’un transport par containers sur des dizaines de milliers de kilomètres, tandis que leur propre outil de travail local a lui, été détruit depuis longtemps, précisément par ces mêmes importations massives et autres tours de passe-passe planétaires de financiers.

     

    Aussi, ces grecs qui, eux, disent « Non » ont-ils quelque chose à apprendre aux européens. La question de la dette y trouve une exposition particulièrement éloquente, comme en atteste le récent rapport de la commission d’experts nommée par le parlement grec pour faire l’audit de sa propre dette : http://blogs.mediapart.fr/blog/cadtm/180615/la-dette-grecque-est-illegale-illegitime-et-odieuse-selon-le-rapport-du-comite-sur-la-dette .

     

     

    Pourquoi le NON des Français, Hollandais, Irlandais en 2005 ou celui des grecs aujourd’hui sont-il, dans ce système politique européen perverti, l’objet d’un dénigrement permanent ? Parce que ce NON dit non seulement un refus de se laisser faire par les technocrates au service des puissances financières, mais aussi parce qu’il porte en lui la possibilité se donner un temps propre de choix et fonde sur une vraie réflexion, une vraie discussion citoyenne, une recherche d’alternative créative se diffusant dans toutes les parties de la société.

     

    Évidemment, plaider par principe pour la cause du NON ne signifie pas qu’il faille suivre pour autant n’importe quel « Non », et suivre par exemple les élucubrations des réactionnaires Versaillais « éternels devant l’Éternel », positionnés rigidement sur tous les fronts contre tout à la fois l’étrange, l’étranger, le corps, l’avenir et la jouissance du temps présent. Ces fanatiques de la procréation décidée par Dieu sans ou contre les hommes et surtout contre les femmes, refusent par ailleurs avec cynisme « l’étranger qui vient d’ailleurs », alors que l’enfant naissant - par exemple – dont ils se revendiquent abusivement les protecteurs missionnés par Dieu, est lui-même un total étranger parmi ceux de sa famille, qui l’accueillent et apprennent petit à petit à compter avec lui.

     

    Ces gens rigoristes ne se refusent jamais une occasion d’exercer leur violence contre les droits d’autres qu’eux, femmes, homosexuels et minorités discriminées, même si le pays le plus catholique de l’Europe avec la Pologne, l’Irlande, vient de leur adresser un superbe camouflet en votant « Oui » à une belle majorité pour le mariage homosexuel.

     

    Ce déni du sexe vécu différemment par les autres au gré des histoires personnelles est le signe distinctif de cette portion de la société qui existe dans toutes les religions et mouvances sous influence religieuse. Repliée sur elle-même, s’enseignant de génération en génération la préférence confessionnelle, l’intolérance, la haine envers l’Autre et surtout envers la philosophie matérialiste et scientifique, l’hostilité à l’égard de la politique et l’extension des droits humains conquis par les humains, cette forme de Non est plutôt un arrêt dictatorial frénétique interdisant l’évolution intrinsèque dont procède pourtant tout processus naturel autant que social.

     

     

    La transgression salutaire des modèles des anciens que doit exercer chacun en connaissance de cause afin de se rendre personnellement maître de ses propres critères de choix, tout autant que celle qu’une société doit adopter à l’égard de ses propres traditions cultuelles issues de temps objectivement arriérés, pour leur assigner une place définitivement inoffensive, sont deux choses essentielles, refusées par ces courants intégristes. Voir à ce sujet l’extraordinaire film de Pier Paolo Pasolini « Carnet de notes pour une Orestie Africaine » (1970), qui montre à travers le mythe grec d’Oreste joué dans l’Afrique des mouvements d’émancipations nationaux, comment le religieux, en tant que culture, peut demeurer l’objet d’une attention socialisée tout en perdant son caractère terrifiant et barbare, en remplaçant par exemple le principe de la vengeance divine par l’exercice démocratique de la justice.

    La manière la plus récente par laquelle ce « courant d’opinion » ultra réactionnaire s’est montré sous le jour du ridicule le plus éclatant et de la violence intellectuelle la plus basse, se trouve dans l’acharnement contre l’œuvre d’Anish Kapoor, immense artiste internationalement reconnu

    http://www.franceinfo.fr/actu/societe/article/oeuvre-controversee-versailles-une-plainte-deposee-contre-anish-kapoor-694138 .

     

    Cette violence de la censure, de l’inculture, de la haine à l’égard de la pensée et de la critique politique, se fraie un chemin dans l’opinion, même la plus modérée, celle qui opine à tout et se laisse indéfiniment mener à coup d’arnaques et de grossières manipulations médiatiques et politiciennes (telles ces fameuses « primaires » pure produit du marketing politique américain, tout comme l’appellation « Les Républicains » récemment inventée par les hommes de communication du « président » non pas celui des français mais celui des "mille et une affaires" judiciaires.

     

    Ainsi, de plus en plus de gens s’affichent garants des « droits de l’homme », mais refusent que s’exerce immédiatement autour d’eux l’invitation au débat et à la réflexion documentée. Ils affichent, par conformisme et approximation idéologique, leur goût pour le « politiquement correct », qui n’est toléré institutionnellement que dans la stricte mesure où il ne met nullement en cause les rapports de domination capitaliste.

     

    Mais en réalité, nos « concitoyens » s’avèrent dans les faits plus préoccupés par un risque de dégât des eaux dont leur appartement risquerait d’être affecté que de l’état physique ou psychologique de personnes de leur connaissance (ou non) victimes par exemple d’une agression pour le "délit" d’une opinion dérangeante. Cette focalisation sur les biens matériels et ce repli sur l’intérêt privé montrent où en sont arrivés le politique et le « commun » dans notre société.

    En réalité, et tout bien entendu, le politiquement correct, la paresse et la lâcheté politique s’accommodent fort bien de la violence, de l’abrutissement intellectuel et de l’illégalité, pourvu qu’ils leur garantissent un STATU QUO de leur statut et de leur confort social dont ils sont sortis jusqu’à présent gagnants, quitte à ce que ce soit contre le reste de tous les autres gens ordinaires.

     

    C’est ce processus de pourrissement sociétal que, courageusement, le mouvement populaire Syriza essaie de renverser, soutenu en France par le Front de Gauche qui essaie laborieusement de dépasser des blocages stratégiques internes empêchant toute véritable effervescence politique populaire. Mais ce n’est en tout cas pas du côté de la classe de l’establishment culturel ou financier que l’on pourra s’attendre à trouver une réelle défense de la liberté d’expression et de la souveraineté politique dès lors que celles-ci ont une visée émancipatrice contre un système dont cette catégorie petite bourgeoise profite peu ou prou. Cette catégorie-là ne dira, elle, jamais NON au système capitaliste, même lorsqu'il s'emportera dans ses errances les plus folles ; elle y adhérera aussi longtemps qu’elle en profitera à titre privé.

     

    - Vous avez dit « hypocrisie » ?

     

     

     

     


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  • À taille humaine

     

     

     

    Joël Auxenfans. Peinture-affiche en préparation du projet "Les palissades" pour un chantier d'infrastructure. 2015.

     

     

    Le souvenir que m’a laissé la lecture des nouvelles de l’écrivain russe Tourgueniev est celui d’une incroyable justesse de ton et de restitution d’une vérité humaine, à taille humaine.

    Au risque de paraître vouloir pousser l’art de la comparaison à son extrémité caricaturale, lorsque l’on pense aujourd’hui (pas besoin d’y mettre les pieds) à l’imbécillité mêlée d’  « hubris » qui anime en entier les projets ou réalisations de tours toutes plus vertigineuses les unes que les autres – on parle de tour de plus de 800 mètres puis d’un kilomètre de hauteur quelque part en plein désert, on ne peut que se poser ces questions de la raison et de la taille humaine dans de tels projets.

    Il faut reconnaître que c’est la tour Eiffel et avant elle de nombreux autres monuments immenses et techniquement inouïs pour leur époque, qui ont tracé la voie de cette course folle. Reste à savoir si existe une limite à un geste constructeur et créateur, au delà de laquelle on pourrait infailliblement accuser un projet ou une réalisation de démesure et d’ineptie.

     

    Chaque fois, le déplacement et la dépense d’énergies financières, collectives et techniciennes si considérables à l’érection de tels « temples », s’est trouvé déterminé par des considérations de pouvoir, de rapports de forces culturel, politique, économique, technique. C’était chaque fois pour imposer une représentation aux gens du monde entier du spectacle des puissances en présence, façon d’y inscrire chaque fois au premier plan celle qui en décidait à ce moment précis l’édification ! Il y a donc une synchronisation entre la mise en mouvement de ces efforts surdimensionnés et l’accès d’une entité politique à un certain degré de suprématie.

    Le Château de Versailles, les divers Palais de ducs, de papes, les cathédrales, les tours des cités commerçantes de Toscane, de multiples exemples répètent à l’envie dans l’histoire ancienne ce phénomène, comme un geste de pure fécondation des potentialités politiques d’un temps, chaque fois renouvelé, chaque fois ultérieurement surpassé, … C’est à se demander où se distingue là-dedans la notion si valorisée de « modernité ». À quelle rupture éthique correspond-elle si elle ne fait en définitive que reproduire en plus grand les mêmes rêves de démesures des temps anciens ?

     

    Un emblème de cette course à la verticalité plutôt que de qualité est le principe du quartier d’immeubles gratte-ciel. Je recommande de lire à ce sujet le livre « New York Délire » (1978), de l’architecte hollandais Rem Koolhaas, avant que celui-ci se mette lui-même à beaucoup construire. La technicité, l’ingéniosité incontestables des buildings de Manhattan décrits par Rem Koolhaas ne font que mettre l’accent sur le caractère surdéterminant de l’économie sur l’épannelage général de l’immeuble, à savoir le coût du foncier et les profits multipliés immanquablement autant de fois que l’on pouvait ajouter un plancher par dessus un autre.

     

    Comme la décision était uniquement dictée par la recherche du profit financier, la marge d’autonomie de l’architecture reste ici assez modeste, même si de très belles réalisations ont pu voir le jour, y compris récemment, comme les tours de Portzamparc, mais à condition toutefois de rester, dans cet exercice, sous la dictée des exigences strictement financières - l’ostentation en faisant partie puisqu’elle répond indirectement mais sûrement à ces dernières.

     

    La question qui traverse de beaux moments de la création artistique universelle n’est pourtant pas celle de l’énormité et de la puissance se voulant sans cesse plus écrasantes. Certaines des plus belles œuvres de l’histoire reflètent l’inverse d’un tel délire et d’une telle perte de l’échelle humaine. Elle révèlent une présence au sensible appréhendable en tant que mesure  cohérente à une humanité inscrite dans un régime d'économie limité. C'est cette limite qui me semble fournir paradoxalement le carburant de la création, puisqu'il s'agit pour le créateur de sublimer les contraintes par des raccourcis qui impliquent la participation du spectateur au projet de transmission. 

     

    Je pense par exemple à un autoportrait de Degas âgé (vu à une exposition au Palais du Luxembourg il y a une douzaine d'années), à peu près contemporain de l’émergence du cubisme de Picasso-Braque ; un tableau à peine peint, sur une petite toile. La présence qui se dégage de ce petit chef d’œuvre est un moment de vérité d’autant plus tangible qu’elle est contenue dans des limites de taille, d’ambition qui n’ont rien de monumental et encore moins d’écrasant.

     

    De même les fameuses céramiques à figures noires ou rouges des grecs anciens, exécutées au cours d’une production manufacturière quotidiennement répétée, n’ont rien de démesurés, rien qui sombre dans un excès de dimension ou de ton. Les hommes qui réalisaient ces pots décorés, pendant qu’ils travaillaient, vivaient et s’exprimaient au travers de leur ouvrage quotidien. C'est-à-dire que leur geste créateur s'inscrivait en même temps dans une économie réaliste du quotidien, on pourrait presque dire dans une écologie (une économie tenable dans un équilibre environnemental). 

     

    Il est rapporté que lorsque les Athéniens perdirent la guerre du Péloponnèse et qu’il leur fut imposé de (faire) détruire eux-mêmes (en réalité par leurs esclaves) les enceintes fortifiées qui défendaient trop bien le port du Pirée, ce fut accompagné par des chants et des musiques que s’effectua des années durant cette mise à bas de leur principal édifice défensif. Aussi, à travers le souvenir laissé par ces chants pourtant ô combien matériellement fragiles (il ne nous en reste aucune trace écrite), la preuve est faite que la fin d’une hégémonie peut produire aussi des œuvres belles, des moments de beauté indestructibles parce qu’inoubliables.

     

    Or, où nous trouvons-nous actuellement dans l’histoire de l’humanité ? Là précisément où il est désormais connu que nul ne pourra empêcher qu’apparaisse avec de plus en plus de force l’impossibilité manifeste de continuer à dévaster et épuiser la terre, à nier l’homme au travers d’exploitations, asservissements, tyrannies, de grossièretés populistes ou de pures barbaries meurtrières. L’achat de tout, même celui du « droit » (quel mépris du sens des mots !) à polluer impunément, massivement et irréversiblement est le symbole de cette nouvelle imbécillité générale qu’imposent les lobbies financiers…  

     

    Actuellement, un nouveau paradigme doit nécessairement devenir un centre d’orientation ou de gravité général des activités humaines : inventer ensemble et construire une nouvelle économie de la mesure, et par là une nouvelle esthétique. Dans cette perspective, l’idée ne sera plus de construire "toujours plus haut toujours plus loin" mais de permettre un équilibre harmonieux vivable pour tous.

     

    Un artiste avait vu cela voici des décennies. Il s’agit de Michelangelo Pistoletto. À un moment pour lui de grande renommée internationale et alors que son travail – en particulier ses tableaux en inox miroir  – était validé par de grandes galeries New-Yorkaises, il a choisi, très jeune, de dérouter et de produire des « objets en moins » (oggetti in meno) conçus dès 1965. Ces objets préfiguraient l’  « Arte povera » qui est arrivé plus tard, au tout début des années soixante-dix, avec des artistes italiens qu’il connaissait et auxquels il s’est associé, Roberto Zorio, Giuseppe Penone, Mario Merz, ....

     

    Ces œuvres sont comme un geste en retrait de l’idée de production artistique. Elles participaient aussi d’un refus individuel de se soumettre à l’injonction de participer à un vaste plan américain de conquête de la suprématie mondiale sur le plan culturel, après une domination déjà acquise, sur les plans économique et militaire. Ces « oggetti in méno » étaient comme une incroyable prémonition de la nécessité qui se profilait déjà de replacer le sensible dans une économie rudimentaire et écologiquement tenable à l’échelle d’une vision planétaire, à l'opposé de la société de consommation en plein essor.

     

    Aussi peut-on voir à présent la possibilité se dessiner de placer une production artistique dans une forme de non-ostentation, si tant est que cette discrétion corresponde à une présence sensible éloquente eu égard à ce monde nouveau encore à faire naître, plutôt que de laisser tout être irréversiblement emporté par le chaos.

     

     


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