• Chèvres tetracornes visibles au parc animalier de Neuilly la forêt dans le Calvados. Photographie Joël Auxenfans, 2015. 

     

     

     

     

     

    Ces gens qui sont aujourd’hui les assistants de réalisation du « film capitaliste » de l’écrasement des droits sociaux, je parle de tous ces employés qui se croient obligés de fusionner avec les « valeurs » des chefs d’entreprise du simple fait qu’il sont dans l’illusion d’optique que procure le fait d’être employés à seconder en toutes choses leurs patrons, se refuseront jusqu’au bout du bout à considérer frontalement le rapport  de domination auquel ils se vendent corps et âmes.

    Cet interdit ou cette fuite pour ne pas parler des faits qui sont pourtant ceux-là même qui structurent l’ensemble des problématiques mondiales a quelque chose de saisissant.

    Dans son remarquable livre « La comédie humaine du travail, De la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale » (paru chez Érès en 2015), la sociologue du travail Danièle Linhardt nous livre un portrait lui aussi saisissant de cette religion managériale, à laquelle les responsables des Ressources Humaines croient dur comme fer et se sentent investis de la mission d’imposer partout autour d’eux au détriment du sens, de la qualité et de la santé au travail, mais pour les intérêts bien compris des propriétaires des multinationales ou des dirigeants des services publics à leur tour contaminés par cette maladie dégénérative du travail et du bien commun.

    Voici un passage qui dit ce qui se passe dans le monde salarié :

    p. 110 :

    « (…) Les salariés subissent seuls le poids de l’idéologie dominante qui dépossède de la distance critique, ne bénéficient plus de l’intelligence collective capable de défier cette idéologie subjectivement (par des valeurs, une morale et des espoirs partagés) et objectivement (par l’invention de savoirs, savoir-faire qui démontrent quotidiennement que les principes tayloriens qui prétendent faire l’économie de l’implication et des connaissances des ouvriers sont irréalistes). Ils ne peuvent plus vivre ensemble les difficultés d’une situation commune, ni mesurer les effets communs qu’elle produit sur les uns et sur les autres. Ils ne peuvent plus opposer de résistance aux exigences qu’on leur impose. Ils n’ont plus d’autres références que leur propre souffrance face à leurs difficultés. Ils ont bien du mal alors à ne pas penser que s’ils souffrent, c’est parce qu’ils ne sont pas adaptés, ou mal préparés à leur travail, qu’ils manquent de résistance et des ressources nécessaires pour tenir leur poste. Au cours d’enquêtes que j’ai menées au sein d’entreprises du secteur public comme privé, il m’a été donné d’entendre des salariés, certains de haut niveau, lâcher sous le mode de la confession qu’ils n’étaient pas à la hauteur, qu’ils manquaient d’intelligence, et que c’est pour cela qu’ils n’y arrivaient plus et se trouvaient en état de souffrance, que c’était leur faute en somme s’ils souffraient…

    Ils subissent de plus une véritable offensive idéologique et éthique de leur management qui ne ménage pas ses efforts pour les convaincre du bien-fondé de ses choix, pour les transformer (comme je l’ai évoqué dans le premier chapitre) en militants inconditionnels de leur entreprise. Vider les collectifs de leur substance, individualiser à outrance pour désamorcer la contestation est une option, encore faut-il s’assurer que les salariés individuellement s’associeront bien aux valeurs professionnelles requises. »

     

    Ce « beau monde » auquel ses bénéficiaires exclusifs consacrent l’énergie et les moyens médiatiques nécessaires pour y faire adhérer leurs « sujets » ou leurs subalternes consentants doit être dévoilé pour ce qu’il est : une arnaque de haut vol.

    Hervé Falciani, qui a pourtant fréquenté intimement le beau monde des privilégiés de la ville de sa naissance et de sa jeunesse, Monaco, est pourtant on ne peut plus clair, lui, pour dire comment fonctionne ce monde. Dans son remarquable livre écrit avec la collaboration de Angelo Mincuzzi, Séisme sur la planète finance, au cœur du scandale HSBC, Mon combat contre l’évasion fiscale, préface de William Bourdon, édition La Découverte, Paris 2015, il écrit ceci :

     

    p.85 :

    « Le commun des mortels pense que la finance, c’est comme le soleil ou la pluie : un phénomène inéluctable qui échappe à tout contrôle humain. En fait, elle est manœuvrée par des personnes qui veulent maintenir le statut quo et conserver leur suprématie sur les États, qui seraient les seuls capables de surveiller ses activités. On ne comprend pas pourquoi, alors que la police patrouille dans les rues et que l’État rend la justice, personne ne supervise vraiment la finance. L’absence de contrôle d’un système aussi important et aussi puissant n’est pas le fruit du hasard : c’est le résultat d’une volonté précise. Les capitaux ne sont pas des entités autonomes : derrière eux, il y a des personnes en chair et en os – entrepreneurs, financiers, managers de multinationales – qui ont le pouvoir de convaincre et de corrompre les politiques qui font les lois. Tout se passe au détriment des simples citoyens qui ne savent pas, ou ne comprennent pas, que la formulation des règles concernant la finance et les banques sert souvent à éviter obligations et contrôles. Ou alors, même quand la vigilance existe, ce sont les moyens de la mettre en œuvre qui manquent et, sans ressources, on ne peut rien contrôler. »

     

     

    Nous sommes donc là en présence de deux niveaux d’ambitions que je qualifierais de mauvaises. Celle consistant à vouloir approcher et tenter de ressembler servilement à des gens beaucoup trop riches pour être honnêtes. Ce sont ces employés au service de la perpétuation du système capitaliste financier, médiatique, qui ne jurent que par les crédo du milieu patronal au sein duquel ils se croient « évoluer ». Et ce sont ces affairistes acharnés à nier leur responsabilité économique envers le plus grand nombre et la société dans son ensemble, qui préfèrent perdre des millions à cause d’une fluctuation boursière que payer leur dû aux États.

     

    A l’opposé de cette lamentable et criminelle dérive, des gens ont une autre ambition, qui me paraît tout simplement la bonne, celle qui est proportionnée à l’humain et à la justesse.

     

    Je n’insisterai pas plus ici encore une fois sur le remarquable travail accompli par les agro écologistes en circuit court qui un peu partout, dans la discrétion et la modestie mais aussi dans une grande ambition, rendent vie aux sols, aux terroirs, aux paysages, au goût, au temps de vivre, à l’humain, à la biodiversité, à la santé et à l’avenir, ce qui n’est déjà pas si mal comparé aux dégâts causés par les premiers « ambitieux ».

     

    Je parlerais ici d’un lieu qui commence une aventure excellente, à la fois simple et riche, proche et néanmoins étonnante, je veux parler du parc animalier de la Ferme du Beauquet Marais, situé à Neuilly La Forêt (il existe d’autres Neuilly que le ghetto de riches situé dans les Hauts de Seine) dans le Calvados (06 86 72 38 26). En pleine nature, des dizaines de races de chèvres, cochons, ânes, vaches, lamas,  moutons, oiseaux de basse cour, (et dromadaire) de France entière et du monde entier, sont présentés au public dans des conditions saines et agréables, offrant un spectacle parfois incroyable des possibilités de la diversité des variétés animales cultivées par les humains au cours des millénaires.

     

    On y trouve plusieurs animaux à trois ou quatre cornes, dont des chèvres issues des bergeries nationales du Château de Versailles. Entre l’envie de laisser renaître les croyances irrationnelles et la simple connaissance des variations des espèces animales, il y a un écart qui rappelle celui qui sépare les délires criminels du racisme et de la diabolisation des minorités transformées en bouc émissaires véhiculés sciemment par les arrivistes divers du PS à la droite la plus extrême (mais très poreuse à l’autre droite au besoin), de la capacité réelle à analyser une situation politique et sociale, et à agir au bon endroit, au bon moment, et avec l’idée juste.

     

    Un vrai programme. 

     

     

     


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     Esthétisation fallacieuse ou exposition éclairante de la violence

     

    Joël Auxenfans. Peinture à l'huile sur toile pour affiche accompagnant un chantier d'infrastructure. 2015. 

     

    Le visage culturellement donné à la violence dans nos sociétés est en général celui d’un phénomène bonhomme, presque sain, banalisé, considéré comme une fatalité du genre humain. Dans le film hollywoodien « Le grand Sam » réalisé en 1960 par Henry Hathaway avec John Wayne dans le personnage principal, je me souviens d’une bagarre collective finale dans la boue qui est un sommet de bonne humeur. Les coups échangés sont violents (bien qu’artificieusement joués par les comédiens), mais l’idée qui triomphe ici est que la violence est indispensable pour exister, conquérir une femme, montrer son appartenance, et enfin « être un homme » parmi les autres hommes. Bref, la violence serait en définitive, plus qu’un mal inévitable, un art du savoir-vivre, savoir s’imposer, ne pas se laisser se faire marcher sur les pieds, se faire respecter, profiter de la vie somme-toute...

     

    Une infinité de films, romans, bandes dessinées, feuilletons télévisés, jeux divers portent cette idée générale qui incite à considérer la violence comme une possibilité offerte à chacun dans ses relations à autrui, une sorte de pari vivant manifestant une forme de santé psychique rustique, signe de vivacité, de bon sens, et d’une âme de « bon vivant », voire de gay-luron. En tout cas, je ne vois pas dans cette véritable promotion de la violence par  les moyens de l’art, ce qui n’inciterait pas les gens à considérer que celle-ci est finalement un recours après tout volontiers praticable, oubliant qu’elle est un délit, et qu’elle peut être un crime.

     

    Nulle part ou bien extrêmement rarement dans ce même corpus culturel déposé au cours des temps, et en particulier ceux du vingtième siècle, la place est accordée aux conséquences de la violence. Conséquences sur les victimes, individuelles ou collectives, puisque l’épopée ne dévie pas de la trajectoire linéaire des prouesses du héro « positif » pour sinuer vers l’examen de la souffrance physique ou psychique de ses victimes lorsque celui-ci percute, bouscule, blesse ou assassine, souvent pour ce qui est présenté pour de bonnes raisons, ses opposants.

     

    Dans le feuilleton de Walt Disney « Zorro », les « méchants » mexicains, par lesquels la firme de Disney véhicule finalement la haine des républicains et du peuple, apparaissent toujours violents pour des raisons sans origine, sans histoire personnellement vécue auparavant. Le méchant est simplement à abattre, et en plus il a la tête de l’emploi, c’est-à-dire celle d’un être haïssable, pour lequel le remord n’a pas droit de cité.

     

    Rare sont les films ou les œuvres qui s’intéressent au vécu des victimes. Jadis, le grand tragédien grec Eschyle avait pourtant construit tout le ressort expressif de son œuvre « Les Perses » (472 avant JC) en se plaçant du côté de l’armée et du peuple des vaincus, les Perses, battus par les athéniens lors de la deuxième guerre médique.

     

    Le public des films où la violence est présente sur un mode acceptable voire cultivé, est plutôt invité à rire de la violence, ou à l’apprécier esthétiquement, car celle-ci donne lieu à des « accrochages », à des chorégraphies qui bien entendue n’ont rien à voir avec la réalité bestiale de la violence, à la réalité de la laideur qui se joue dans les esprits et dans les corps. « Apocalypse now » est à ce titre un sommet d’esthétisation, puisqu’on y voit les hélicoptères US flotter comme au sein d’une symphonie, dans l’espace des flammes engendrées par les obus, les bombes à fragmentation, les nappes de napalm et d’agent orange, les flammes projetées sur les civils, enfants, femmes, vieillards, et sur les combattants et les territoires vietnamiens qui ont reçu rappelons-le, par l’État symbole de la « démocratie occidentale moderne », un tonnage de bombardement supérieur à celui de l’ensemble du conflit de la deuxième guerre mondiale sur tous les territoires de la terre où elle s’est tenue.

     

    Je me rappelle d’un film des débuts de Kurosawa, faisant le récit d’un assassinat commis par un bandit de grand chemin, qui, voyant arriver un mari accompagnant sa femme à travers un long périple dans la solitude de la forêt japonaise, décide de prendre d’assaut le couple en se battant avec le mari et en emportant de force la femme. Le combat est non pas magnifique et mis à distance comme a su le faire par exemple Quentin Tarantino dans « Kill Bill » ou dans « Django unchained », il est plutôt affreux, mais dans le bon sens du terme, puisqu’il nous montre l’horreur absolue de deux hommes finalement à moyens assez comparables et assez lamentables, trébuchant, ayant des crises de peur, tremblant et suant, ratant leurs coups de fébrilité, se livrer à une lutte à mort devant le regard horrifié de la femme, regard qui livrera témoignage et dénonciation pour obtenir justice du meurtre de son mari. Ce qu’elle obtiendra.

     

    « Wanted dead or Alive », série télévisée américaine (1959) pour un jeune public avec Steeve Mac Keen, nous montre un chasseur de prime parfaitement maître des coups blessants ou mortels qu’il porte à ses adversaires, sans apparemment que le film ne s’intéresse un seul instant et de manière conséquente à la genèse et aux conséquences des violences auxquelles il a à faire face. Une foule de feuilletons ou de films prône un idéal d’insensibilité à la fois devant le risque, l’autre, la souffrance, les conséquences et l’origine réelle du conflit. C’est-à-dire que le langage et le politique sont escamotés par les coups et l’esthétisation de leurs stratégies de conquête d’une position dominante, montrée toujours comme définitive, alors que la violence participe d’un processus immanent, qui se perpétue, et se développe dans la durée indéfiniment, comme une motte de sable indéfiniment réédifiée et détruite par l’effritement, les vents et la marée.

     

    En fait, ce type de comportement consistant à passer à l’acte de violence sans autre recours est hautement valorisé médiatiquement. Il y a un hiatus entre les postulats éthiques et philosophiques qui fondent la morale de nos sociétés, tels que les établissements scolaires sont missionnés à les transmettre, et qui passent par le langage, l’écoute des arguments de l’autre, la culture du dissensus constructif seul à même de trouver ensemble les meilleurs solutions négociées pour une vie en commun, ou encore le conflit construit politiquement pour défendre l’intérêt commun des appétits de puissants indifférents aux plus faibles qu’eux autrement que comme des agents à leur services, et la majorité des clichés véhicules par le cinéma grand public, par la télévision et les médias en général.

     

    A croire que l’armature centrale de notre société est bien la violence (voir "La violence des riches" de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, La Découverte, 2014), ce que l’on sait par les rapports de domination capitaliste, prédation, exploitation, extraction de plus value, pression sur les sous-traitants, abus de position dominante, entente illicite sur les prix entre concurrents, chantage à la délocalisation, licenciements boursiers subventionnés, non reconnaissance de maladies ou accidents professionnels, désinformation sur la nocivité des produits utilisés ou commercialisés, recrutement de scientifiques mercenaires de renom pour contester les critiques des chercheurs indépendants, éradication des conquêtes sociales et des règlementations du travail et des normes, etc.

     

    Ce qui est plus surprenant est la prodigieuse acceptation de la violence par l’entourage de celle-ci, soit parce que les personnes sont dans une relation de dépendance vis-à-vis de l’auteur ou des auteurs des violences, soit parce que l’idée de reconnaître les faits de violence de l’un de leur proche ou voisin remettait en cause un certain ordre hiérarchique et de représentation du monde qu’il se sont construits pour leur confort personnel. De là vient sans doute qu’il y a recoupement quasi parfait entre la sociologie des personnes politiquement peu critiques des injustices du système global et celle des personnes informées de violences dont serait victime quelqu’un de leur voisinage immédiat et qui ne réagissent pas. Tolérance aux messages racistes, à la violence des idées, et pour finir accommodement silencieux vis-à-vis d’une violence très concrète, locale, et pourquoi pas de l’intime voisinage.

     

    Aussi, contre cette banalisation et cette bienveillance sociétale envers la violence, rien de tel que de restituer ici quelques notes prises sur le livre incroyablement pertinent et révélateur « Le livre noir des violences sexuelles » (Dunod , Paris 2013) de Muriel Salmona, docteur psychothérapeute exerçant à Bourg-la-Reine. Son expérience clinique, conjuguée à de nombreuses recherches internationales, permet de se faire enfin une idée précise sur la genèse de la violence qui ne vient pas de nulle part et n’est jamais sans conséquences, contrairement à ce qu’une ignorance générale savamment entretenue sur la question essaie de nous laisser croire.

     

    Ces notes bien que très fragmentaires, sont assez révélatrices du fonctionnement à la fois social et neurobiologique de la violence et de ses conséquences : 

     

    p. 33 :

    « L’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) a pu mesurer qu’en 2009, 2,7 % de personnes de 18 à 75 ans (2,5% d’hommes et 3% de femmes) se déclaraient victimes de violences physiques et sexuelles, soit 1 177 000 personnes. »

     

    p. 59 :

    « L’Organisation  Mondiale de la Santé en 2002 a défini la violence  comme : « La menace ou l’utilisation intentionnelle de la force physique ou du pouvoir contre soi-même ou contre autrui, contre un groupe ou une communauté, qui entraine ou risque d’entraîner un traumatisme ou un décès, des dommages psychologiques, un mal-développement ou des privations. » Cette définition, qui exclut les événements violents non-intentionnels, inclut donc les violences verbales, physiques, psychologiques et sexuelles, mais aussi les négligences et les actes d’omission. La notion d’intentionnalité est aussi essentielle, intention d’exercer un rapport de force, un pouvoir, une emprise, une domination, sans pour autant vouloir provoquer un préjudice précis : par exemple, secouer un bébé, et entrainer sa mort, ne signifie pas forcément une volonté infanticide.

    La violence envers autrui est avant tout une affaire de droit. La loi qualifie la plupart des violences en crimes et délits que la justice est supposée reconnaître et punir, car la violence porte atteinte à notre dignité d’être humain et à nos droits fondamentaux à la vie, à la sécurité et à la santé.

    La violence est traumatisante. Outre les risques directs d’être tué ou blessé physiquement, elle est à l’origine de graves blessures psychiques : les psychotraumatismes. Or, ces blessures ont un substrat qui n’est pas seulement psychologique mais aussi neurobiologique, avec des atteintes visibles de certaines structures du cerveau et des atteintes du fonctionnement de circuits cérébraux, atteinte qui heureusement pourront être réparées lors d’une prise en charge adéquate.

    C’est l’incohérence de la violence, son non-sens, qui la rend particulièrement traumatisante pour le psychisme, surtout si personne ne vient secourir la victime, reconnaître sa souffrance, la réconforter en s’indignant et en l’entourant de sollicitude. Car la violence opère une déchirure du sens  que nous donnons au monde et à notre existence, fragile tissu en constant remaniement que nous nous efforçons de tisser tout au long de notre vie. Cet indispensable sentiment d’unité et d’appartenance à nous-mêmes et au monde nous permet seulement d’exister comme un individu singulier, unique, avec son histoire ses savoirs, ses émotions et ses sentiments, mais aussi comme un élément d’un tout universel, capable d’entrer en relation et d’être en empathie avec les autres, de pouvoir les reconnaître dans leur singularité, avec leur histoire, leurs savoirs, leurs émotions et leurs sentiments, et d’être reconnu par eux dans un échange permanent. »

     

     

    p. 64 :

    « (…) Les violences sont donc reconnues (par l’ONU et l’OMS) comme une question de droit et non comme une question d’intimité, de sexe, de couple de famille, de coutume ou de culture, les conséquences des violences étant une question de santé publique.

    Pourtant nous sommes loin du compte ! Les victimes confrontées à un déni massif de la part de leurs proches, mais aussi de tous ceux censés les protéger et les accompagner : travailleurs sociaux, policiers, juges, médecins… Pour le monde de la santé, la reconnaissance des conséquences traumatiques des violences sur la santé psychique et physique a toujours été et reste problématique, alors qu’avoir subi des violences, particulièrement dans l’enfance, est un déterminant majeur de la dégradation de la santé et du bien-être des personnes.

    Plusieurs faits expliquent cela :  la méconnaissance des mécanismes, l’habitude de considérer la violence comme une fatalité, ou encore la non-dénonciation des violences pour divers motifs (tolérance des rapports de force, protection des dominants et de la structure hiérarchique de la société, mépris des victimes et suspicion systématique de leur parole), mais aussi absence de reconnaissance et de prise en charge appropriée par les acteurs de santé publique (corps médical et professions paramédicales, secteurs de l’aide sociale).

    Il y a une véritable incapacité à penser les violences et donc à les reconnaître, mais aussi à les entendre lorsqu’elle sont révélées, car la révélation entraine un stress émotionnel chez les personnes qui reçoivent la parole des victimes. La remise en cause de l’opinion souvent favorable qu’elles avaient de l’agresseur, l’horreur des crimes et délits commis, la peur des conséquences d’une dénonciation des violences font que par angoisse, lâcheté ou complicité, tout sera mis en place pour dénier les violences et imposer le silence aux victimes. »

     

    p. 72 :

    « Les violences traumatisantes « insensées » entrainent une effraction psychique impossible à contrôler, responsable d’une sidération des victimes. Cette effraction paralyse le psychisme des victimes, elles se retrouvent alors pétrifiées dans l’incapacité de se défendre mentalement contre ce qu’elles subissent. Le psychisme « en panne » ne peut plus, par l’intermédiaire de représentations mentales concernant l’événement (analyse, compréhension et prise de décision), jouer un rôle de défense et de modulation du stress intense déclenché par les violences. Or, le stress est la réponse adaptative normale devant tout danger, c’est un « réflexe neurobiologique, physiologique et psychologique d’alarme, de mobilisation et de défense de l’individu à une agression, une menace ou une situation inopinée » (Louis Crocq, 2007).

     

    Le modèle clinique et théorique 

    Lors des violences traumatiques, la paralysie des défenses psychiques a pour conséquences l’apparition d’un stress dépassé qui sera responsable d’atteintes neurologiques. Ces atteintes seront réversibles à la condition  d’être prises en charge spécifiquement. Les mécanismes de ces atteintes commencent à être connus depuis une quinzaine d’années, mais c’est surtout depuis les années 2003-2005 que les recherches en neurosciences couplées à la clinique ont permis de bien mieux comprendre les réactions et les perturbations de certaines fonctions du cerveau lors de violences traumatisantes (Schin, 2006 ; Yehuda, 2007 ; Salmona, 2008). Ces perturbations produisent des altérations de la conscience et des troubles de mémoire émotionnelle qui seront la cause de troubles psychiques et de souffrances morales.

    Pour mieux comprendre les effets et les causes psychotraumatiques de la violence, ainsi que ses mécanismes de reproduction de proche en proche, de génération en génération, je vais expliquer le modèle clinique et théorique que j’ai élaboré, synthèse réalisée à partir des recherches internationales en psychiatrie, en sciences humaines, en neurosciences,  et à partir de mes propres recherches cliniques.

     

    La réaction émotionnelle normale face à un danger

    Face à une situation dangereuse, nous sommes tous programmés pour déclencher immédiatement une réaction émotionnelle de survie, automatique et non consciente. Cette réaction est commandée par une petite structure cérébrale sous-corticale, l’amygdale cérébrale (amygdale car elle a la forme d’une amande) (Ledoux, 1997).

    Cette réaction émotionnelle sert d’alarme et elle prépare l’organisme à fournir un effort exceptionnel pour échapper au danger, en lui faisant face, en l’évitant ou en le fuyant. Pour ce faire, l’amygdale cérébrale commande la sécrétion par les glandes surrénales d’hormones de stress : l’adrénaline et le cortisol. Ces hormones permettent de mobiliser une grande quantité d’énergie en augmentant la quantité d’oxygène et de glucose disponible dans le sang. Le cœur se contracte plus fort et bat plus vite, le débit sanguin augmente, la fréquence respiratoire s’accélère, un état d’hypervigilance se déclenche.

    Dans un deuxième temps, le cortex cérébral informé du danger analyse les informations, consulte grâce à l’hippocampe toutes les données acquises se rapportant à l’événement (expériences, apprentissage, repérage spatio-temporel). L’hippocampe est une autre petite structure cérébrale qui s’apparente à un logiciel capable d’encoder toutes les expériences, de les traiter puis de les stocker en les mémorisant, indispensable pour aller ensuite les rechercher. L’hippocampe gère donc la mémoire, les apprentissages, et également le repérage spatio-temporel. À l’aide de tout ce travail d’analyse et de synthèse, le cortex peut élaborer des stratégies pour assurer sa survie et prendre les décisions les plus adaptées à la situation.

    La réponse émotionnelle une fois allumée, comme toute alarme, ne s’éteint pas spontanément. Seul le cortex, aidé par l’hippocampe, pourra la moduler en fonction de la situation et des besoins en énergie de l’organisme, ou l’éteindre si le danger n’existe plus. Pendant l’événement, toutes les informations sensorielles, émotionnelles et de travail intellectuel seront traitées, encodées puis stockées dans les circuits de mémorisation. L’événement sera alors mémorisé, intégré dans les circuits neuronaux, et il sera disponible pour être ensuite évoqué et raconté. Dans un premier temps le récit sera accompagné d’une réaction émotionnelle, qui progressivement deviendra de moins en moins vive. Mais la mémoire émotionnelle restera sensible, comme rappel d’une expérience de danger à éviter. Si l’on a été piqué par un frelon, la vue ou le bruit d’un insecte volant enclenchera une réaction émotionnelle pour nous informer d’un danger, que l’on identifiera aussitôt en se rappelant la piqûre. En identifiant l’insecte on pourra se protéger ou au contraire se rassurer selon qu’il paraît dangereux ou non. Cette mémoire de l’événement est dite autobiographique.

     

    La sidération du psychisme

    En cas de violences, tous les mécanismes gérant la réponse émotionnelle sont très perturbés. Devant le danger l’amygdale cérébrale s’active et la réaction émotionnelle automatique s’enclenche. Mais comme la victime est réduite à néant face au non-sens de la violence qui s’abat sur elle et à la volonté de destruction inexorable et incompréhensible de l’agresseur, la violence pénètre comme un raz de marée dans le psychisme et balaie toutes les représentations mentales, toutes les certitudes, rien ne peut s’opposer à elle. L’activité corticale de la victime se paralyse, elle est en état de sidération. Le cortex sidéré est dans l’incapacité d’analyser la situation et d’y réagir de façon adaptée.

    Des expériences effectuées par des scientifiques américains ont permis de mettre en évidence cette paralysie corticale : ils ont fait à deux personnes, une qui a subit des violences (un vétéran du Vietnam) et qui présente un état de stress post-traumatique, et une autre qui n’a pas subi de violences et qui n’a pas de stress post-traumatique, des IR (Imageries par Résonance Magnétique) encéphaliques fonctionnelles (qui permettent en registrant les variations de flux sanguin de visualiser les zones du cerveau qui s’activent). Lors de l’examen les chercheurs font écouter aux deux personnes simultanément un enregistrement avec un récit neutre, et soudain des violences de guerre extrêmes sont rapportées et décrites. Ce récit violent entraine chez les deux personnes une réponse émotionnelle. Chez la personne qui n’a pas de trouble psychotraumatique, on voit sur l’IRM de nombreuses zones corticales s’activer pour répondre au stress déclenché par le récit(particulièrement au niveau du cortex préfrontal et de l’Hippocampe), ce qui permet d’analyser la situation (il ne s’agit que d’un récit) et de moduler et d’éteindre la réponse émotionnelle, la personne développe un discours intérieur qui lui permet de se calmer, et elle peut décider de se plaindre à la fin de l’examen. En revanche sur l’IRM de la personne traumatisée, lors du récit des violences on constate une absence totale d’activité corticale, aucune zone ne se colore, la personne est sidérée, elle ne va pas pouvoir calmer la réponse émotionnelle que le récit a enclenchée (Bremner, 2003).

    Lors de la sidération corticale, la victime est comme paralysée, elle ne peut pas crier, ni parler, ni organiser de façon rationnelle sa défense (ce qui lui sera souvent reproché ensuite).

    Comme le cortex est  en panne, il ne peut pas contrôler la réponse émotionnelle, celle-ci continue de monter en puissance, avec des sécrétions de plus en plus importantes d’hormones de stress, adrénaline et cortisol. L’organisme se retrouve rapidement en état de stress extrême.

     

     Le risque vital cardio-vasculaire et neurologique

    Cet état de stress extrême comporte un risque vital cardio-vasculaire et un risque d’atteintes graves neurologiques, notamment du fait de la quantité croissante des hormones de stress (adrénaline et cortisol) déversées dans le sang. À haute dose, ces hormones de stress deviennent toxiques pour l’organisme/ L’excès d’adrénaline peut entrainer une souffrance myocardique susceptible de provoquer un infarctus du myocarde et une mort subite. Et l’excès de cortisol est neuro-toxique, il est à l’origine d’une souffrance neuronale qui peut être responsable d’un état de mal épileptique, de pertes de connaissance, d’ictus amnésique et d’un coma. Jusqu’à 30% des neurones de certaines structures cérébrales peuvent être détruits ou lésés avec une diminution importante des épines dendritiques et des connexions neuronales (Woolley, 1990 ; Yehuda, 2007 ; Nemeroff, 2009). La victime se retrouve en danger de mort non seulement par la volonté criminelle de l’agresseur, mais aussi par le risque vital créé par le stress extrême généré par les violences.

     

    (…)

     

    Face à ce risque vital cardio-vasculaire et neurologique le cerveau dispose d’une parade exceptionnelle : la disjonction. Comme pour un circuit électrique en survoltage qui disjoncte pour éviter de griller tous les appareils branchés, le cerveau fait disjoncter le circuit émotionnel en sécrétant en urgence des neuro-transmetteurs (endorphines) et des substances (antagonistes des récepteurs de la N-Méthyl-D-Asparate) qui sont assimilable à des drogues dures, comme la morphine et la kétamine, il s’agit donc d’un cocktail puissant (Zimmerman, 2010). L’association morphine et kétamine est d’ailleurs utilisée pour traiter des douleurs rebelles en chirurgie post-opératoire. 

     

    Cette disjonction interrompt brutalement les connections entre l’amygdale et les autres structures du cerveau. L’amygdale isolée reste « allumée » mais ses informations ne passent plus. La sécrétion d’hormones de stress (adrénaline et cortisol) s’arrête donc brutalement et le risque vital avec. Le cortex ne reçoit plus d’information sur l’état émotionnel psychique et physique. L’amygdale cérébrale ne transmet plus d’information à l’hippocampe pour traiter la mémoire de l’événement et donner des repérages temporo-spaciaux.

    La disjonction traumatique va être à l’origine de deux conséquences neuro-biologiques qui seront au cœur des troubles psycho-traumatiques et à l’origine de toutes les conséquences sur la santé : la mémoire traumatique et la dissociation.

     

    Avec cette disjonction les victimes se retrouvent alors soudain dans un état d’anesthésie émotionnelle et physique : elles continuent de vivre les violences, mais elles ne ressentent plus rien, c’est ce qu’on appelle un état de dissociation (Van der Hart, 1992). Les victimes décrivent alors un sentiment d’irréalité, voire d’indifférence et d’insensibilité, comme si elles étaient absentes ou devenues de simples spectateurs de la situation du f ait de l’anesthésie émotionnelle et physique liée à la disjonction, avec une sensation de corps mort. La conséquence immédiate de la dissociation est que la victime se trouve encore plus incapable de se défendre.

    En même temps, l’interruption des connexions entre l’amygdale et l’hippocampe est à l’origine de la mémoire traumatique. En effet, l’hippocampe déconnecté de l’amygdale ne peut pas encoder, ni intégrer, ni mémoriser l’événement violent, qui de ce fait ne pourra pas devenir un souvenir normal de type autobiographique. L’événement restera sous la forme d’une mémoire « piégée » telle quelle dans l’amygdale cérébrale. C’est cette mémoire émotionnelle et sensorielle « piégée », qui n’a pas accédé au statut de mémoire autobiographique, qui est la mémoire traumatique. La mémoire traumatique fonctionne comme une machine à remonter le temps qui peut se mettre en route de façon inopinée et faire revivre à l’identique l’expérience sensorielle et émotionnelle des violences, sans possibilité de contrôle cortical conscient. C’est elle qui est à l’origine des grandes souffrances des victimes. C’est elle qui va contraindre les victimes à mettre en place des stratégies de survie.

    Nous allons d’abord détailler les manifestations protéiformes de la mémoire traumatique, puis de la dissociation traumatique, avant de d’aborder plus loin la description  des stratégies de survie que sont les conduites d’évitement, de contrôle et d’hypervigilance, et les conduites dissociantes et anesthésiantes.

     

    La mémoire traumatique : une machine infernale à remonter le temps

     

    Cette mémoire traumatique, telle une mine interpersonnelle, est susceptible d’exploser à chaque fois qu’on posera le pied dessus, c’est-à-dire chaque fois qu’une situation, une pensée ou une sensation rappellera consciemment ou non les violences. Si elle n’est pas traitée elle persistera des années,  voire des dizaines d’années, et elle transformera la vie des victimes en un chap. de mines, générant un climat de danger et d’insécurité permanent.

    C’est donc une mémoire émotionnelle et sensorielle brute et hypersensible des violences, piégées dans l’amygdale cérébrale. Elle n’est pas sous le contrôle des fonctions supérieures corticales, elle échappe à toute analyse, à tout travail de « réécriture » pour en faire un discours autobiographique, elle ne peut pas être racontée, elle ne peut être que revécue de façon hallucinée sans aucune possibilité d’en changer le cours (Janet, 1928 ; Van der Kolk, 1991).

    Elle se différencie ainsi de la mémoire autobiographique, consciente et déclarative, qui est travaillée, remaniée, modifiée et affectée par le temps. En effet, dans le cadre de cette mémoire autobiographique, l’intensité émotionnelle des évènements du passé est érodée par le temps. Son contenu peut être transformé, voire falsifié. La remémoration d’évènements ayant eu un fort impact émotionnel positif ou négatif, sera accompagnée d’émotions très atténuées et elle ne s’accompagnera pas de phénomènes sensoriels bruts mais de leurs représentations intellectuelle. On se souviendra de l’intensité d’une douleur ou de la chaleur bénéfique d’un bain de soleil, on ne la ressentira pas à nouveau à l’identique, on se souviendra de la qualité d’une lumière, de l’intensité visuelle et auditive d’une tempête, on les reconstruira mentalement, elles ne nous apparaîtront pas telles qu’elles étaient exactement.

    En revanche, lors de réminiscences de la mémoire traumatique, l’événement traumatisant est revécu à l’identique, sans reconstruction, de façon inchangée, même de nombreuses années après. Le temps écoulé n’a pas d’action sur l’intensité et la qualité des sensations et des émotions. Les réminiscences sont intrusives, elles envahissent totalement la conscience en donnât l’impression de revivre l’événement  au présent, avec le même effroi, les mêmes perceptions, les mêmes douleurs, les mêmes réactions physiologiques. Elles sont déclenchées de façon automatique par des associations mnésiques, par des stimuli ou des contextes rappelant le traumatisme. Le lien associant le stimulus présent et le traumatisme passé peut-être clairement identifié ou au contraire totalement ignoré. De la même façon les réminiscences peuvent être reconnues comme le « film » complet ou partiel du traumatisme ou au contraire rester incompréhensibles, sans que la victime reconnaisse le caractère ancien et déjà vécu de cette expérience sensorielle et émotionnelle. Ces réminiscences s’expriment sous la forme de flash-backs soudains, de rêves et de cauchemars, d’expériences sensorielle pouvant prendre l’apparence d’illusions, d’hallucinations, d’expériences douloureuses psychologiques, émotionnelles, somatiques, motrices (Steele, 1990). Elles s’accompagnent toujours d’un intense sentiment de détresse et d’une grande souffrance psychique et physique, qui sont ceux qui ont été vécus lors du traumatisme initial.

    N’importe quelle dimension du traumatisme peut être réactivée et revécue, les violences elles-mêmes (les actes, leur déroulé, leur contexte), les émotions et les sensations ressenties par les victimes (la terreur, les douleurs, la peur de mourir, etc.), mais également tout ce qui concerne l’agresseur (ses paroles, ses injures, ses mises en scène, sa haine, son mépris, ses menaces, son excitation, son odeur). Cette mémoire traumatique des actes violents de l’agresseur, qui colonisera la victime, sera à l’origine d’une confusion entre elle et l’agresseur, souvent responsable de sentiments de honte et de culpabilité, qui seront alimentés par des paroles et des émotions violentes et perverses perçues à tord comme les siennes, alors qu’elles proviennent de l’agresseur, et cela constituera une torture supplémentaire pour la victime.

     

    Une bombe émotionnelle prête à exploser à tout moment

     

    Cette mémoire traumatique, « abcès mnésique » émotionnel et sensoriel, reste « bloquée », « enkystée », et fait revivre à l’identique le « film » des violences avec la certitude que l’événement est en train de se reproduire. Elle est accompagnée d’un « orage neurovégétatif » ‘sueur, pâleur, tachycardie, spasmes viscéraux, impression de gorge serrée, de ne pouvoir respirer, etc.) et de réactions motrices (mouvement de défense automatique, immobilisation,  raidissement du corps, yeux écarquillés, bouche ouverte, etc.), voire d’absences, de pertes de connaissance ou de symptômes dissociatifs.

    Véritable machine à remonter le temps infernale, elle se déclenche la nuit lors de cauchemars « hallucinés », ou le jour dès qu’elle est « effleurée » par des liens, des émotions, des sensations, un contexte qui rappelle les violences. Un mot comme « viol » ou des injures entendues, même si elles ne nous sont pas destinées, peuvent la déclencher. Mais cela peut être aussi : un bruit inattendu, une porte qui claque, un objet qui tombe, un cri, l’explosion d’un pétard ; une odeur, un goût ou une consistance qui rappelle l’odeur de l’agresseur ou bien celle du sang, de la sueur ou du sperme ; un regard, un mouvement, une voix, un visage, une silhouette qui ressemble à l’agresseur ; une couleur, comme le rouge ; une scène… (suit une longue énumération précise de l’auteur) »

     

    (…)

     

    p. 91 :

     

    « LA DISSOCIATION TRAUMATIQUE, OU COMMENT ON DEVIENT ÉTRANGER À SOI-MÊME

     

    La disjonction du circuit émotionnel, déclenchée lors du survoltage, produit une interruption brutale de la réponse émotionnelle et une anesthésie émotionnelle et physique. Au moment le plus effroyable l’angoisse extrême, le stress dépassé, la douleur insupportable vont s’arrêter brutalement alors que les violences, elles, vont continuer. La victime continue à voir l’agresseur par exemple la violer ou la frapper, à l’entendre hurler, menacer, mais il n’y a plus de connotation émotionnelle, plus rien n’est ressenti.

    Cette anesthésie émotionnelle va donner l’impression d’une grande étrangeté, d’irréalité, et de déréalisation. La victime traumatisée aura l’impression de ne pas vivre l’événement, de ne pas en faire partie, mais d’en être spectateur, de l’observer à distance, voire d’être totalement transportée dans une autre scène, comme si elle était déjà morte, c’est la dissociation péri-traumatique.

    (…)

    Ces états émotionnels discordants vont perturber l’entourage et susciter de nombreuses réactions inappropriées d’incrédulité, de minimisation des faits, d’absence d’empathie, voire de maltraitance et de non assistance à personne en danger.

     

    p. 100 :

     

    En miroir, les proches ou les professionnels, nous l’avons vu,  peuvent également ne rien ressentir émotionnellement face à des situations pourtant dramatiques, le processus empathique étant en panne du fait de l’anesthésie émotionnelle de la victime. Ce n’est souvent qu’intellectuellement, parce qu’ils sont conscients de ce phénomène, qu’ils pourront reconstruire des émotions adéquates pour bien prendre en charge les victimes. De plus, en fonction de leur passé traumatique, certains professionnels peuvent se dissocier en écoutant les récits des violences qui par association avec des évènements de leur passé re-déclenchent leur mémoire traumatique. Et dans certains cas les violences subies par les victimes sont tellement inouïes et atroces, que le récit en est directement traumatisant. Si les professionnels ne sont pas conscients de ces risques, s’ils n’ont pas une bonne connaissance de leur passé traumatique et des répercussions qu’ils peuvent avoir sur leur capacité relationnelle et professionnelle, s’il n’ont pas développé toute une capacité à identifier puis à moduler ou à éteindre leur réponse émotionnelle, ils peuvent décompenser et être eux-mêmes traumatisés(traumatisme vicariant), ils peuvent également avoir des réactions tout à fait inadaptées qui peuvent être maltraitante, dangereuses, et même s’apparenter à une non-assistance à personne en danger. Ils sont alors envahis devant ces victimes des violences par des angoisses non maîtrisées, une irritabilité voire une agressivité, et avec un manque d’empathie et de bienveillance, ils rejettent la victime, ou bien ils réagissent par de la confusion voire de la sidération, et même par une banalisation des faits de violence (avec des commentaires malheureusement fréquents tels que : « ce n’est pas si grave ! », « ce sont des jeux d’enfants », « il ne s’est pas rendu compte », « vous avez du mal comprendre », etc.), ou par de l’indifférence (liée à la dissociation et à l’anesthésie émotionnelle). Ces situations aboutissent souvent à une absence de reconnaissance et d’identification des violences et du danger couru par la victime, qui ne seront pas dénoncés ni pris en charge. Et ces professionnels censés accompagner, protéger et soigner la victime, vont l’abandonner et parfois lui faire subir de nouvelles violences.

     

    L’anesthésie émotionnelle au service des agresseurs

     

    Les agresseurs sont également aux prises avec une dissociation et une anesthésie émotionnelle, mais ils vont utiliser ces symptômes très différemment, comme des « atouts », au service de leur intérêt et de leur domination. Afin de mettre en scène des personnages très efficaces pour tromper leur victime et leurs proches, dans un jeu subtil et convaincant, ils se transforment au gré des nécessités d’un côté en voisin aimable, en professionnel impressionnant, en père idéal, et de l’autre en dictateur impitoyable, monstre implacable, grand pervers sexuel, fou furieux, etc. (.. ;)

    Toutes ces mises en scène sont des mensonges, une escroquerie totale pour se ménager un toute sécurité un vivier de victimes à disposition, souvent offertes sur un plateau à des personnes « bien sous tout rapport », « au dessus de tout soupçon », victimes qui seront également totalement désorientées par ces allers-retours entre la personne la plus gentille qui soit à certains moments, et la personne la plus horrible qui soit à d’autres moments. (…)

    De plus l’anesthésie émotionnelle rend l’instrumentalisation d’autrui et les agressions beaucoup plus faciles pour ces agresseurs, car il n’y a aucun risque de dégoût ou de culpabilité face aux violences, ni de compassion ou d’empathie encombrante face aux victimes, tous facteurs qui pourraient limiter les violences. L’agresseur est insensibilisé, il peut  agir sans entrave. De même la préparation minutieuse, parfois très à l’avance, des passages à l’acte violents est-elle déjà en soi génératrice de disjonction, de dissociation et d’une anesthésie émotionnelle qui facilitera la réalisation des agressions (c’est particulièrement vrai pour les tueurs et les violeurs en série).

    Cela explique que même après des actes extrêmement graves, violents et répétés dans la durée, comme lors des guerres ou de violences d’État, associés à des actes de barbarie, des viols systématiques, des tortures, des massacres ou des génocides, les grands criminels de guerre, les tortionnaires continuent de n’avoir aucun remord et de ne pas se sentir coupables des années, voire des dizaines d’années après les faits. Ils ont dans la tête suffisamment d’atrocités en réserve pour alimenter une disjonction et une anesthésie émotionnelle en continu. »

     

    (...) 


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