• Vivacité démocratique

    Joël Auxenfans, peinture affiche. 2016.

     

     

     Aux antipodes de la vivacité démocratique des principaux moments de conquêtes sociales de l’histoire, de nombreux concitoyens d’aujourd’hui s’accommodent d’une démocratie « coquille vide ». En lieu et place de la population, des politiciens professionnels, occultant tout et seuls autorisés à s’exprimer publiquement, déploient, avec leurs comparses médiatiques ou financiers, des tactiques systématiquement perdantes pour les gens ordinaires et gagnantes pour les possédants.

    On ne peut plus, de nos jours, sans passer pour inconvenant, proposer des informations non formatées et issues des rarissimes moyens d’information qui ne soient pas détenus par des milliardaires. En somme, lire, discuter, s’échanger des informations, des films ou de la bibliographie est déjà suspect, comme soumis à la domination tacitement admise d’un « État totalitaire apolitique ».

    Cela ravive l’incroyable pertinence et actualité d’un film tel que « Fahrenheit 451 » (1966) de François Truffaut. On y entend, dans une apathie collective et un silence social aussi étouffants que chez Huxley ou Orwell, un chef d’agents exécutant des autodafés aux ordres du pouvoir tyrannique dire qu’il faut « occuper les gens » avec le spectacle « du sport », ou d’autres choses qui les tiennent éloignés de la réflexion et de la lecture.

    L’anesthésie mondialement distillée aux consommateurs habitués dès leur plus jeune âge au lavage des cerveaux d’évènements sportifs se poursuit chaque semaine. Un événement chasse l’autre, sans arrêt. Il ne faut jamais - ô grand jamais !- que l’écume de l’évènementiel sportif ou people ne retombe ni ne se fissure, car il laisserait alors apparaître la réalité des rapports sociaux et laisserait naître l’envie d’approfondir et de poursuivre … la discussion !...

    Le sociologue Nikos Smyrnaios (voir son texte ci-dessous) parle d’un fossé dans la société entre d’un côté, de rares personnes qui ont cultivé l’habitude de chercher, confronter et comparer l’information et en débattre, et de l’autre, la majorité des « citoyens » (disons plutôt consommateurs de clichés), entièrement dans les rets de la pensée dominante réduite au minimum, ou carrément gavée de grossières contre vérités et autres préjugés.

     

    Vivacité démocratique

    Article paru dans l'Humanité le 16.06.2016

     

     

    Cela crée ensuite une impossibilité - artificiellement et professionnellement entretenue - de débattre et confronter les points de vue en des conflits pacifiques et respectueux, constructifs. Beaucoup de ces « chiens de garde décentralisés» se croient du bon côté de la casserole économique et sociale, telle une « catégorie supérieure » (naturellement ou par le mérite) menacée par l’invasion de tous les pauvres, qu’ils soient migrants ou ici depuis  "toujours".

    Le Livre de Raphaël Liogier « Le complexe de Suez, Le vrai déclin français (et du continent européen) » (éditions Le bord de l’eau 2015), démonte les mécanisme de pensée nostalgique et réactionnaire qui habitent aussi bien des gens de droite comme Zemmour et Finkelkraut que de gauche comme Jean-Claude Michéa (que j’avais pourtant apprécié).

    L’auteur montre comment se développe l’hystérie anti « autre » (musulman, migrant, minorité…) fondée sur une vision essentialisée et passéiste de la France et de l’occident, avec, pour corolaire, des mesures ou comportements discriminatoires alimentant la production de violence et de ressentiment contenus, prêts à trouver l’opportunité d’exploser à la face de toute la société.

    De son côté Ali Mezghani, professeur d’histoire du droit en pays d’Islam à la Sorbonne, a publié un livre très important, « L’État inachevé, la question du droit dans les pays arabes », paru chez NRF Gallimard en 2011. Ce travail approfondi fait comprendre les mécanismes qui structurent, eux, le blocage intrinsèque de la société dans les pays arabes.

    La démocratie ne peut pas s’y accomplir pleinement pour des raisons structurelles et historiques, qui tiennent au fait qu’en profondeur, la société se voit enjointe de ne pas penser par elle-même, de ne pas créer, de ne pas inventer, de ne pas faire confiance au processus historique, c’est-à-dire aux hommes, et singulièrement au peuple.

    Car tout y est déjà prédéterminé par l’écriture anticipée du futur, entièrement comprise dans Le Livre, ses interprétations anciennes non critiquables et indépassables, normalisant pour toujours les comportements, les idées et les possibles d’un avenir dans un cadre religieux, c’est-à-dire fondamentalement antirationnel, anti Lumières et anti démocratique.

    Aussi, la finalité de toute personne s’inscrivant dans l’esprit inculqué du comportement conforme aux prescriptions religieuses, est de viser, au mieux, à reproduire l’ancien règne et retourner à un âge d’or ancestral. Car celui-ci, situé à la fin du premier millénaire, est par essence parfait. Hors de lui, toute initiative sort du giron de la respectabilité, des attendus et des convenances, et à ce titre peut faire l’objet de sanctions sociales ou physiques.

    L’auteur développe ainsi son exposé :

    P 93 :

    « Dans son rapport au social, la religion est en adéquation avec la société traditionnelle. L’une recoupe l’autre : « qui dit religion dit en dernier ressort un type bien déterminé de société, à base d’antériorité et de supériorité du principe d’ordre collectif sur la volonté des individus qu’il réunit (Gauchet). » La société traditionnelle, dite aussi aristocratique, est fondée sur le principe de l’inégalité des conditions, c’est-à-dire de la hiérarchie, de la dépendance, la communauté l’emportant sur l’individu, et de l’hétéronomie. Les lois ne sont pas perçues comme venant d’un pouvoir humain mais de plus haut, d’une puissance extérieure et supérieure. La hiérarchie ne se limite pas aux membres de la communauté. Elle est externe, et le pouvoir humain s’exerce au nom de Dieu ou de la nature. Une telle société se caractérise sur l’indissociabilité du naturel (ou du divin) et du normatif. Chacun de ses membres doit y devenir ce qu’il est de naissance, en raison de sa nature ou de ce que Dieu a décidé pour lui. Ce qui est naturel, ou voulu par Dieu, devient normatif, en ce qu’il est question de soumission à  des normes, des fins, des modèles. Tout y est question de statut. Les êtres ne sont pas des individus indépendants. Ils n’ont pas de droits, mais des parts. L’essence de chacun est normative. L’ordre auquel chacun est soumis le précède et lui préexiste. Il lui appartient seulement de le perpétuer. Puisque la loi est d’origine suprahumaine, le monde des normes est immuable. « Dans la société traditionnelle, la voie de la normalité est toute tracée ; il ne reste que le choix de s’y conformer ou d’accepter d’être au ban », écrit justement Antoine Garapon.

    Contre le holisme de la société traditionnelle, c’est sur la base de principes opposés qu’est organisée la société moderne et démocratique. L’égalisation des conditions implique le rejet du principe hiérarchique. Les inégalités ne sont plus prédéterminées mais le résultat de l’activité humaine. C’est la raison pour laquelle elles peuvent faire l’objet de contestation. S’affirme, dans la modernité, l’autonomie individuelle. La société est à base conventionnelle ; elle n’est ni naturelle ni instituée par Dieu. C’est alors que l’espace du juridique et du politique se donne à voir comme autonome. Le vivre-ensemble exige l’intervention permanente des hommes. Il y est mis fin au rôle normatif de la nature et à celui de la transcendance. La coutume cesse à son tour d’être perçue comme extérieure ; elle est appréhendée comme le résultat de l’activité humaine. C’est dire que le refus de l’identification du droit en réfère à une société obsolète. C’est dire que le refus est dans l’occultation du réel. Il se veut antimoderne parce qu’il n’admet pas l’unité de l’expérience humaine et de son savoir. »

     

    P. 140 :

    « Dès lors que la société n’existe et ne vit que par décret divin, l’action des hommes n’est pas en mesure de la modifier. C’est ce qui explique que la pratique sociale du droit et de la politique soit inchangée et que n’ait pu voir le jour une expérience d’organisation sociale similaire à celle des communes  permettant de libérer l’individu. »

    P. 141 :

    « Le discours n’est pas fondateur puisqu’il ne cherche pas à convaincre. Il requiert l’obéissance comme seul type de relation. »

     

     

     

    Mais, il me faut dire que, toutes proportions gardées, les peurs et interdits  de s’exprimer aujourd’hui en France, ou même d’oser penser avec des outils non homologués par la pensée dominante du libéralisme d’État (idées militantes, critiques ou créatives traitées  comme des hérésies), conduisent à  un climat lourd de sanctions : hostilité et méfiance, refus de dialoguer, quarantaine, « fatwa » lancées publiquement puis à terme, violences morales ou physiques.

    Ce silence imposé par la bienséance petite bourgeoise et cet arsenal de mesures de rétorsion subtiles ou frontales, paraissant, eux, tout à fait normaux et convenables, comparés à l’aberration du comportement de citoyen qui souhaite lire, parler, penser, créer politiquement.

    Ainsi, il faut tout le poids de travail, de rigueur et de synthèse du sociologue Bernard  Lahire, dans son dernier livre « Pour la sociologie, pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse » (La Découverte 2016), pour énoncer l’explication de base de laquelle la majorité de nos concitoyens sont soigneusement privés :

     « La sociologie rappelle que l’individu n’est pas une entité close sur elle-même, qui porterait en elle tous les principes et toutes les raisons de son comportement. Par là, elle vient contrarier toutes les visions enchantées de l’Homme libre, autodéterminé et responsable. Elle met aussi en lumière la réalité des dissymétries, des inégalités, des rapports de domination et d’exploitation, de l’exercice du pouvoir et des processus de stigmatisation. Ce faisant, elle agace forcément tous ceux qui, détenteurs de privilèges ou exerçant un pouvoir quelle qu’en soit la nature, voudraient pouvoir profiter des avantages de leur position dans l’ignorance générale. Elle provoque donc la colère de ceux qui ont intérêt à faire passer des vessies pour des lanternes : des rapports de force et des inégalités historiques pour des états de fait naturels, et des situations de domination pour des réalités librement consenties. »

     

    Pour revenir à l’image peinte placée en tête de cet article, elle est inspirée librement d’une ancienne photographie d’un des correspondants du journal L’Humanité http://acp-regardcollectif.univ-mlv.fr/  et ici http://www.freelens.fr/exposition-regard-collectif-photographies-des-correspondants-de-lhumanite/ . Ces correspondants étaient des ouvriers d’usines, que formaient de grands photographes partenaires, Capa ou Depardon entre autres (si je me rappelle les explications reçues), afin que le quotidien L'Humanité dispose de photographies des évènements sociaux prises depuis les luttes aux moments où elles survenaient, à l’intérieur et extérieur des usines.

    Ce travail évènementiel citoyen, d’une richesse inouïe et unique, car aucun autre quotidien national n’en dispose, est archivé aux archives départementales de la Seine Saint-Denis http://archives.seine-saint-denis.fr/ ethttps://archives.seine-saint-denis.fr/spip.php?page=imprimer&id_article=47 . Il paraît, m’a dit un conservateur, qu’en mettant toutes les photographies papier ainsi conservées empilées les unes sur les autres, on obtient la hauteur de la Tour Eiffel. Pas mal comme symbole !...

     

    Il y a peut-être corrélation entre d'une part l’interdiction de penser et agir politiquement (voir la répression policière, les discriminations dans les quartiers populaires et les contrôles aux faciès, la haine anti syndicale, les suspicions et mépris ou black out médiatiques à l'encontre des idées critiques, les sanctions pénales contre des manifestants, les manifestants morts ou blessés par la violence policière orchestrée par le(s) gouvernement(s), etc...) et d'autre part l’interdiction de déroger du dogme qui s’impose et se répand dans certaines sphères sociales reléguées et non inscrites dans la vie politique et sociale de la cité, blessés de la course au désordre socio économique qu’engendre les socialistes ou la droite en France et en Europe.

    La cristallisation des essentialismes archaïques pseudo patriotiques (type national-français, ou type national britannique, ou national-ukrainien, ou national italien, ou national-polonais, etc…) fabriquent des histoires de haine et des clivages intentionnellement afin que soient évacuées des esprits les causes structurelles du creusement des injustices, des désastres écologiques, des souffrances sociales et des inégalités. De là un débat tronqué, dévoyé, glissant, aussitôt expérimenté, dans l’hostilité viscérale et physique, et dans la violence.

    Le spectacle ou l’expérience de la stigmatisation du politique font penser que la démocratie d’aujourd’hui est autant menacée par les salafistes et autres intégristes de toutes religions, que par les tenant tout aussi hystériques et schizophrènes du « dogme Gattazien mondialisé » de la dérégulation tous azimuts, champ de ruines à la fois intellectuelles, spirituelles, sensibles, et … politiques.

    C’est une course de vitesse vers le chaos généralisé que l’on ne peut espérer ralentir et empêcher qu’en se documentant scrupuleusement, en progressant vers les autres lentement, patiemment et avec des précautions.

    Cela n’empêche pas de pouvoir trouver parfois des fulgurances utiles et éclairantes, apportant la clairvoyance comme des fusées de détresse, pacifiquement lancées dans l’espace public et privé.

    Cela peut même tendre à y contribuer.  

     

     

     


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