• À taille humaine

    À taille humaine

     

     

     

    Joël Auxenfans. Peinture-affiche en préparation du projet "Les palissades" pour un chantier d'infrastructure. 2015.

     

     

    Le souvenir que m’a laissé la lecture des nouvelles de l’écrivain russe Tourgueniev est celui d’une incroyable justesse de ton et de restitution d’une vérité humaine, à taille humaine.

    Au risque de paraître vouloir pousser l’art de la comparaison à son extrémité caricaturale, lorsque l’on pense aujourd’hui (pas besoin d’y mettre les pieds) à l’imbécillité mêlée d’  « hubris » qui anime en entier les projets ou réalisations de tours toutes plus vertigineuses les unes que les autres – on parle de tour de plus de 800 mètres puis d’un kilomètre de hauteur quelque part en plein désert, on ne peut que se poser ces questions de la raison et de la taille humaine dans de tels projets.

    Il faut reconnaître que c’est la tour Eiffel et avant elle de nombreux autres monuments immenses et techniquement inouïs pour leur époque, qui ont tracé la voie de cette course folle. Reste à savoir si existe une limite à un geste constructeur et créateur, au delà de laquelle on pourrait infailliblement accuser un projet ou une réalisation de démesure et d’ineptie.

     

    Chaque fois, le déplacement et la dépense d’énergies financières, collectives et techniciennes si considérables à l’érection de tels « temples », s’est trouvé déterminé par des considérations de pouvoir, de rapports de forces culturel, politique, économique, technique. C’était chaque fois pour imposer une représentation aux gens du monde entier du spectacle des puissances en présence, façon d’y inscrire chaque fois au premier plan celle qui en décidait à ce moment précis l’édification ! Il y a donc une synchronisation entre la mise en mouvement de ces efforts surdimensionnés et l’accès d’une entité politique à un certain degré de suprématie.

    Le Château de Versailles, les divers Palais de ducs, de papes, les cathédrales, les tours des cités commerçantes de Toscane, de multiples exemples répètent à l’envie dans l’histoire ancienne ce phénomène, comme un geste de pure fécondation des potentialités politiques d’un temps, chaque fois renouvelé, chaque fois ultérieurement surpassé, … C’est à se demander où se distingue là-dedans la notion si valorisée de « modernité ». À quelle rupture éthique correspond-elle si elle ne fait en définitive que reproduire en plus grand les mêmes rêves de démesures des temps anciens ?

     

    Un emblème de cette course à la verticalité plutôt que de qualité est le principe du quartier d’immeubles gratte-ciel. Je recommande de lire à ce sujet le livre « New York Délire » (1978), de l’architecte hollandais Rem Koolhaas, avant que celui-ci se mette lui-même à beaucoup construire. La technicité, l’ingéniosité incontestables des buildings de Manhattan décrits par Rem Koolhaas ne font que mettre l’accent sur le caractère surdéterminant de l’économie sur l’épannelage général de l’immeuble, à savoir le coût du foncier et les profits multipliés immanquablement autant de fois que l’on pouvait ajouter un plancher par dessus un autre.

     

    Comme la décision était uniquement dictée par la recherche du profit financier, la marge d’autonomie de l’architecture reste ici assez modeste, même si de très belles réalisations ont pu voir le jour, y compris récemment, comme les tours de Portzamparc, mais à condition toutefois de rester, dans cet exercice, sous la dictée des exigences strictement financières - l’ostentation en faisant partie puisqu’elle répond indirectement mais sûrement à ces dernières.

     

    La question qui traverse de beaux moments de la création artistique universelle n’est pourtant pas celle de l’énormité et de la puissance se voulant sans cesse plus écrasantes. Certaines des plus belles œuvres de l’histoire reflètent l’inverse d’un tel délire et d’une telle perte de l’échelle humaine. Elle révèlent une présence au sensible appréhendable en tant que mesure  cohérente à une humanité inscrite dans un régime d'économie limité. C'est cette limite qui me semble fournir paradoxalement le carburant de la création, puisqu'il s'agit pour le créateur de sublimer les contraintes par des raccourcis qui impliquent la participation du spectateur au projet de transmission. 

     

    Je pense par exemple à un autoportrait de Degas âgé (vu à une exposition au Palais du Luxembourg il y a une douzaine d'années), à peu près contemporain de l’émergence du cubisme de Picasso-Braque ; un tableau à peine peint, sur une petite toile. La présence qui se dégage de ce petit chef d’œuvre est un moment de vérité d’autant plus tangible qu’elle est contenue dans des limites de taille, d’ambition qui n’ont rien de monumental et encore moins d’écrasant.

     

    De même les fameuses céramiques à figures noires ou rouges des grecs anciens, exécutées au cours d’une production manufacturière quotidiennement répétée, n’ont rien de démesurés, rien qui sombre dans un excès de dimension ou de ton. Les hommes qui réalisaient ces pots décorés, pendant qu’ils travaillaient, vivaient et s’exprimaient au travers de leur ouvrage quotidien. C'est-à-dire que leur geste créateur s'inscrivait en même temps dans une économie réaliste du quotidien, on pourrait presque dire dans une écologie (une économie tenable dans un équilibre environnemental). 

     

    Il est rapporté que lorsque les Athéniens perdirent la guerre du Péloponnèse et qu’il leur fut imposé de (faire) détruire eux-mêmes (en réalité par leurs esclaves) les enceintes fortifiées qui défendaient trop bien le port du Pirée, ce fut accompagné par des chants et des musiques que s’effectua des années durant cette mise à bas de leur principal édifice défensif. Aussi, à travers le souvenir laissé par ces chants pourtant ô combien matériellement fragiles (il ne nous en reste aucune trace écrite), la preuve est faite que la fin d’une hégémonie peut produire aussi des œuvres belles, des moments de beauté indestructibles parce qu’inoubliables.

     

    Or, où nous trouvons-nous actuellement dans l’histoire de l’humanité ? Là précisément où il est désormais connu que nul ne pourra empêcher qu’apparaisse avec de plus en plus de force l’impossibilité manifeste de continuer à dévaster et épuiser la terre, à nier l’homme au travers d’exploitations, asservissements, tyrannies, de grossièretés populistes ou de pures barbaries meurtrières. L’achat de tout, même celui du « droit » (quel mépris du sens des mots !) à polluer impunément, massivement et irréversiblement est le symbole de cette nouvelle imbécillité générale qu’imposent les lobbies financiers…  

     

    Actuellement, un nouveau paradigme doit nécessairement devenir un centre d’orientation ou de gravité général des activités humaines : inventer ensemble et construire une nouvelle économie de la mesure, et par là une nouvelle esthétique. Dans cette perspective, l’idée ne sera plus de construire "toujours plus haut toujours plus loin" mais de permettre un équilibre harmonieux vivable pour tous.

     

    Un artiste avait vu cela voici des décennies. Il s’agit de Michelangelo Pistoletto. À un moment pour lui de grande renommée internationale et alors que son travail – en particulier ses tableaux en inox miroir  – était validé par de grandes galeries New-Yorkaises, il a choisi, très jeune, de dérouter et de produire des « objets en moins » (oggetti in meno) conçus dès 1965. Ces objets préfiguraient l’  « Arte povera » qui est arrivé plus tard, au tout début des années soixante-dix, avec des artistes italiens qu’il connaissait et auxquels il s’est associé, Roberto Zorio, Giuseppe Penone, Mario Merz, ....

     

    Ces œuvres sont comme un geste en retrait de l’idée de production artistique. Elles participaient aussi d’un refus individuel de se soumettre à l’injonction de participer à un vaste plan américain de conquête de la suprématie mondiale sur le plan culturel, après une domination déjà acquise, sur les plans économique et militaire. Ces « oggetti in méno » étaient comme une incroyable prémonition de la nécessité qui se profilait déjà de replacer le sensible dans une économie rudimentaire et écologiquement tenable à l’échelle d’une vision planétaire, à l'opposé de la société de consommation en plein essor.

     

    Aussi peut-on voir à présent la possibilité se dessiner de placer une production artistique dans une forme de non-ostentation, si tant est que cette discrétion corresponde à une présence sensible éloquente eu égard à ce monde nouveau encore à faire naître, plutôt que de laisser tout être irréversiblement emporté par le chaos.

     

     


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