• Coucou !... Qu'est-ce que regarder ?

     

    Coucou !... Qu'est-ce que regarder ?

     

    Joël Auxenfans. Collage dans la ville. 2018.

    En ces temps où l’artiste se voit presque assigné de se tenir comme ces dames au bal qui font tapisserie, est-il possible de faire exister une relation artistique avec le public qui soit à elle-même à la fois son accomplissement et sa propre médiation ? Cette question pourrait être posée à l’occasion du Multiple Art Days qui s’est tenu à la Monnaie de Paris. Un bel ensemble d’œuvres d’éditions contemporaines se trouve rassemblé, dans un mélange d’intimité et de créativité débridée, quelque chose de sain, vivace, international, stimulant…

    Mais le souci réside dans le relatif entre-soi qui règne, c’est-à-dire qu’il est difficile de voir à l’œuvre une relation aux publics non triés. Peut-être est-ce la condition d’un travail sérieux, comme pour un colloque de chercheurs en sciences, qui ont besoin, à un moment précis, de croiser leurs arguments plutôt que de diffuser leur savoir à des gens ignorant tout de leur champ disciplinaire. Il faut laisser un temps à chaque type de travail, recherche, enseignement, confrontation, etc.

    Pour ma part, j’ai opté pour une action à l’extérieur de MAD. D’abord parce que je n’avais pas pu être invité à y participer à l’intérieur, et cela sans ressentiment. Mais aussi parce que, par ce geste, je souhaitais signifier que c’est aussi au dehors des hauts murs qu’il me semble intéressant pour un artiste contemporain de se trouver, pour tester la relation visuelle de son travail artistique aux publics tout venant.

    Ce qui fait que l’œuvre dans l’espace public est d’emblée plus politique que l’œuvre confinée dans les expositions spécialisées ou les collections privées. Disons que l’œuvre collectionnée ou présentée comme un potentiel objet de collection figure dans une stratégie de valorisation, de singularisation qui caractérise la collection, comme l’expliquent très bien Luc Boltanski et Arnaud Esquerre, dans leur livre « Enrichissement, une critique de la marchandise », paru chez Gallimard en 2017.

    Et cette stratégie a des conséquences, il me semble, sur la visée et l’adresse de la création de l’artiste. Celui-ci, pour exister parmi les autres artistes en concurrence avec lui sur le marché de l’acquisition et de la collection, crée quelque chose à l’adresse d’un public précis, celui de ses potentiels acheteurs. Et je pense que cela influe sur le contenu et la forme des créations de l’artiste

    Je ne prétends pas du tout qu’existe un artiste pur qui ne serait influencé par rien, par aucune tactique de conformisation au désir de l’autre à des fins de survie ou pour conforter une position. Mais cette tentation de conformisation peut être, disons, objet d’une identification et peut-être d’une résistance, d’une émancipation, ou pour le moins d’un travail. Peut-être est-ce là d’ailleurs une partie de ce qui alimente le travail créatif intéressant des artistes présentés à MAD.

    Il s’y trouve cette tension entre la conformisation à la demande des commanditaires ou acquéreurs potentiels et la liberté acquise par l’artiste, que Michael Baxandall, dans son livre « L’œil du quattroccento, l’usage de la peinture dans l’Italie de la Renaissance » (Gallimard 1985), décrit, en montrant les protocoles minutieux qui lient l’artiste à celui qui commande l’œuvre, mais aussi les écarts de l’artiste, nécessairement subtils, mais parfois décisifs.

    L’artiste a dans sa responsabilité de pouvoir choisir de ne pas seulement se ranger parmi d’autres artistes pour se faire repérer et apprécier dans un lieu privilégié de sélection. Il peut aussi choisir le terrain sur lequel il s’expose, pour ré ouvrir une relation moins professionnelle mais plus humainement universelle.

    Évidemment, il y a là un risque de dissoudre la distance nécessaire à la manifestation de la singularité artistique parmi le caractère prosaïque des regards du quotidiens. Mais c’est aussi il me semble au sein même de ces regards du quotidien, immergé dans ce magma plus ou moins sympathique, plus ou moins toxique, que le travail artistique peut espérer créer un étonnement, une estime, venant de personnes qui ne s’attendaient pas à rencontrer de l’art ainsi sur leur chemin. Ce qui n’est pas le cas des visiteurs de MAD, et ce n’est certes pas une critique offensante à leur encontre.

    Car le public de MAD vient pour voir de l’art ; il vient même dans un cadre autrement attendu de ce point de vue. Il sait à l’avance, et il connaît les œuvres, les artistes, les éditeurs qu’il est susceptible de trouver. Il se rend là dans ce but. Il est professionnel, et même lorsqu’il ne l’est pas, il l’est plus ou moins, de part sa position socio culturelle.

    Un habitant ou un passant qui se promène ou rentre chez lui, un touriste qui déambule dans la rue, ne vient pas chercher de l’art contemporain. C’est là un test. Va-t-il rencontrer quelque chose qui va le surprendre et qu’il va en même temps identifier comme relevant de l’artistique ? Là est pour moi la question à son stade le plus fort.   

    Cette expérience, présenter mon travail artistique dans des conditions qui ne prédéterminent pas au départ le spectateur à s’attendre à voir de l’art contemporain, je la pratique depuis 2011 de manière un peu sauvage, dans les manifestations de rue, à la fête de l’Humanité, par des collages ou des distributions en pleine ville. Cela permet de rencontrer des situations nouvelles, en tout cas différentes de celles que l’on peut espérer produire au sein de forums, expositions, salons spécialisés. Cela permet parfois de mesurer des réactions de surprise dans leur état le plus « vierge », le moins conditionné par une culture de milieu, de « champ » dirait Pierre Bourdieu.

    Évidemment, il y a dans cette aspiration à échapper au vase clos du monde artistique, un romantisme dont il faut se prémunir : croire que l’on peut trouver ou créer des conditions de virginité culturelle d’un public non trié, non spécifiquement préparé à voir de l’art contemporain, et surtout croire que cela puisse être un critère supérieur de validation artistique, comparativement aux lieux institutionnellement établis.

    Preuve que je n’oppose pas les deux et espère plutôt obtenir les grâces des deux types de millieux, j’ai affiché mes affiches sur des boites de bouquinistes situées en face d’une entrée de MAD, de l’autre côté de la voie de circulation assez passante du quai Conti.

    J’ai pu constater que ces conditions, même sans être idéales, en particulier parce qu’elle maintiennent une séparation presque totalement étanche entre les publics ordinaires qui marchent le long des bouquinistes et le public très affuté de MAD qui reste lui de l’autre côté –  côté « Monnaie » –,  pouvaient générer des relations de regard que je qualifierais d’authentiques, c’est-à-dire d’effectivement opérantes hors des prérequis attendus dans le milieu ambiant de l’art confirmé.

     

    Coucou !... Qu'est-ce que regarder ?

    Joël Auxenfans. Affichage à l'occasion de MAD. 2018. 

     

    J’ai pu remarquer plus d’étonnement, plus de sourire, plus d’amusement et au final plus de spiritualité peut-être de la part des passants du quai, jeunes ou vieux, envers mes affiches (plutôt que les objets d’édition habituels des bouquinistes), que je n’en ai remarqué dans le public de MAD à l’égard des œuvres présentées. Il y a certainement une vanité un peu puérile à vouloir comparer ce qui ne devrait peut-être pas l’être car les milieux sont différents, les œuvres aussi, les conditions de présentations aussi, etc…  

    Mais j’aime beaucoup cette phrase de Michelangelo Pistoletto dans son livre avec Edgard Morin « Impliquons-nous, dialogue pour un siècle » (Acte sud 2016) : « L’art est plus spirituel que la religion dans la mesure où il ne dogmatise pas. ».

    J’aime cette idée en ce qu’elle nous montre que le mérite spécifique de l’art, préférentiellement à la religion, peut résider dans sa faculté à ne pas dogmatiser, à condition que soit activée cette résistance à la dogmatisation. Et c’est en cela que mon action en dehors de Mad, comme « en dehors » en général  (aussi bien que au dedans parfois ) des institutionnalisations de l’art, me paraît un terrain à creuser. D’autres avant moi ou en même temps que moi ont creusé ou creusent aussi cette question.

    Coucou !... Qu'est-ce que regarder ?

     

    Joël Auxenfans. Affichage à l'occasion de MAD. 2018. 

     

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    Joël Auxenfans. Affichage à l'occasion de MAD. 2018. 

     

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    Joël Auxenfans. Affichage à l'occasion de MAD. 2018. 

     

     

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    Joël Auxenfans. Affichage à l'occasion de MAD. 2018.  

     

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    Joël Auxenfans. Affichage à l'occasion de MAD. 2018.  

    Coucou !... Qu'est-ce que regarder ?

     

     

    Joël Auxenfans. Affichage à l'occasion de MAD. 2018.  

     

    Ces expériences me semblent faire partie de la preuve du travail au même titre que le travail plastique lui-même. Elles font corps avec lui parce qu’elles sont partie prenante dans le résultat escompté. Et cela interroge le regard : que voit-on, et que regarde-t-on ?

    Faut-il être préparé à voir, savoir que l’on va voir, que l’on est susceptible de voir, pour voir vraiment quelque chose qui nous apporte une rencontre ? Faut-il que la rencontre soit une confirmation de ce que l’on sait et de ce que l’on s’attend de rencontrer pour que cela soit valide ? Faut-il que l’écart rencontré entre nos attentes et la vision soit juste celle qui fait frémir l’attendu pour que l’émotion vienne ? Ou faut-il que cela soit inattendu, que l’on ne pouvait prévoir voir cela pour que l’on puisse considérer qu’on a eu une « vision » au sens de surprise ?

     

    Coucou !... Qu'est-ce que regarder ?

     

    Joël Auxenfans. Affichage à l'occasion de MAD. 2018.  

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    Joël Auxenfans. Affichage à l'occasion de MAD. 2018.  

    Coucou !... Qu'est-ce que regarder ?

     

    Joël Auxenfans. Affichage à l'occasion de MAD. 2018.

     

    Coucou !... Qu'est-ce que regarder ?

     

     

    Joël Auxenfans. Affichage à l'occasion de MAD. 2018.  

     

     

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    Joël Auxenfans. Affichage à l'occasion de MAD. 2018.  

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    Joël Auxenfans. Affichage à l'occasion de MAD. 2018.  

    Coucou !... Qu'est-ce que regarder ?

     

    Joël Auxenfans. Affichage à l'occasion de MAD. 2018.  

     

    Ma question porte sur la prédictibilité de l’intensité de l’écart. Entre un amateur « assez blasé » de l’art contemporain, pour qui presque tout est déjà familier, et qui évolue entre ces stands, ces artistes, ces œuvres comme entre les plantations de son jardin, et un passant qui se trouve confronté à voir quelque chose qu’il ne s’attendait pas du tout à voir là, quel est celui qui va aimer et sentir le plus fortement ? Et pour lequel des deux ai-je  une préférence à plaire ? Ma réponse d’artiste avide de reconnaissance est évidemment : « Les deux » !

    Et les deux ont leurs défauts. Les passants sont distraits et ne regardent pratiquement rien ; ils ne tournent pas leurs yeux hors de leur axe, et ils sont pas si fréquents ceux qui daignent se tourner vers les choses situées à côté d’eux. Ou bien ils sont dans un état d’abrutissement esthétique que l’étonnement ne peut venir chez certains que de choses prodigieusement grossières, minimum requis pour les voir s’extasier authentiquement. Mais les connoisseurs, eux, sont dans leur Smartphone pour leurs contacts, leurs rendez-vous, leurs soucis professionnels. Ils ne regardent souvent pas au delà de leur intérêt professionnel étroit. Il ne repèrent pas ce qui sort du cadre de leurs préoccupations. Ils ne voient pas, ils ne regardent pas.

    Pourtant, parmi ces extrêmes, il y a des situations vivantes, des regards, des rencontres sensibles que je crois justifiées, de part et d’autre : de mon côté et de celui du spectateur. Quel qu'il soit. 

    Coucou !... Qu'est-ce que regarder ?

     

    Joël Auxenfans. Affichage à l'occasion de MAD. 2018.   

     

     

     


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