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Créer c’est changer
Chantiers de plantation d'une Haie artistique et d'un verger du Troisième Paradis.
Piacé le radieux-Bézard Le Corbusier. 2020, 2021.
Dans les difficultés mortelles dans lesquelles se trouvent prises l’humanité et la planète depuis que l’on a identifié, mesuré, démontré la relation causale entre activité humaine moderne et réchauffement climatique, pollution et destruction de la biodiversité, la principale difficulté réside dans l’incapacité à changer de forme de vie, pour en adopter une nouvelle qui apporterait une solution au problème.
L’art, comme l’ensemble du champ culturel, n’est pas un épiphénomène en terme de conditionnement des représentations sociales ; il apparaît pour un espace de création qui détermine inéluctablement des changements de vision, de perspective, et donc des changements de modes de vie, des orientations universelles. À ce titre, il ne s’agit pas d’un monde à part, mais plutôt d’un monde aux premières places d’une modification possible du modèle de vie adopté par les populations et les sociétés.
La responsabilité de ce monde artistique est donc considérable, ceci étant dit sans pour autant chercher à culpabiliser ou à mettre une pression moralisatrice excessive sur tout un chacun. Néanmoins, les problèmes étant du niveau de gravité que nous connaissons, on ne peut pas traiter à la légère, par l’évitement ou le déni, cette question de la responsabilité.
On se demande d’ailleurs pourquoi Michelangelo Pistoletto, artiste international à l’origine, il y a plus d’une cinquantaine d’année, de l’Arte povera, n’a pas trouvé une évidente justesse, dans le fait d’avoir créé à Cittadellarte, sa fondation située au nord de l’Italie, un festival intitulé « L’arte al centro di una trasformazione sociale responsabile » (L’art au centre d’une transformation sociale responsable).
Rappelons que ce mouvement artistique désormais historique, l’Arte povera, a été pionnier dans la reconsidération de notre rapport à la question des matériaux usagés, pauvres apparemment, mais annoblis par le rémploi dans le détournement signifiant, ce qui constituait à la fois la base d’une réflexion économique fondamentalement évidente, saine et au bout du compte ancestrale, tout en inventant les concepts désormais employés couramment (mais très insuffisamment encore) de recyclage et d’économie circulaire.
La responsabilité qu’emploie de manière centrale Pistoletto dans sa démarche de coordination et d’incitation culturelle transversale à Cittadellarte, doit bien être quelque chose qui porte un sens actuellement, par rapport à la constatation de l’évolution de la situation mondiale et sociétale. C’est ce qui apparaît dans ses entretiens avec Edgard Morin dans « Impliquons-nous. Dialogue pour le siècle. » (Acte sud 2015).
Si l’on reprend des exemples récents d’œuvres d’artistes renommés, réalisées dans l’espace public d’une façon qui a suscité des objections dans l’espace médiatique, par exemple ceux de Christo à l’Arc de Triomphe, de Jeff Koons et son bouquet « donné » à Paris, ou du monument d’hommage à Johnny Hallyday de Bertrand Lavier, on se rend compte que ces gestes artistiques prennent dans le contexte actuel, malgré ou à cause justement du haut degré de notoriété de leurs auteurs, une dimension de déni.
Après la mort de Christo, magnifique artiste de l’art des années soixante, l’emballage de l’Arc de triomphe revêt une dimension d’hommage incontestable, non seulement à l’artiste et son œuvre mais aussi et surtout à la continuation de l’art contemporain tel qu’il s’est constitué dans ces années, il y a plus de soixante ans.
C’est un geste, très coûteux, très technique, on peut dire même virtuose, conduit par la famille et toutes les personnes qui ont souhaité soutenir ce projet. On a dit que ces 25 000 m2 de tissu (2,5 hectares !) étaient « recyclés ». Est-ce par les reliques de cette étoffe que des visiteurs fidèles emporteront chez eux après coup pour les laisser sur une étagère, dans un coffre ou bien finalement les jeter lors d’un déménagement, ou autre mouvement mobilier ? Mais quelle est l’empreinte en pollution en eau et en émissions de CO2 de la fabrication d’un tel volume de matière textile ? Compense-t-on cette pollution ?
Mais aussi peut-on croire que ce geste est neutre en terme de représentations de notre rapport aux ressources et à la terre ? Aux yeux de toute la population, des entreprises, des marques, des politiques, ce geste est-il autre chose que la perpétuation de la geste artistique de l’art contemporain comme valeur indépassable du symbole de liberté créatrice individuelle ? Ou bien n’est-il pas la marque d’un déni envers le changement de situation historique, écologique et sociétale entre les années de genèse de cette œuvre (par ailleurs géniale) et la période actuelle et celle qui s’ouvre devant nous ?
Ce geste, qui permet d’accéder à une telle confirmation de notoriété, outre qu’il fait surtout grimper les valeurs pécunières des collections privées et des patrimoines immobiliers des propriétaires privés environnants (ce sont les mêmes et ils ne sont déjà pas trop à plaindre, merci pour eux !), constitue un modèle : non seulement pratiquement tous les artistes ne peuvent qu’aspirer à ce même degré de force monumentale pour leur propre création, mais les acteurs socio-culturels et économiques ne peuvent que souhaiter continuer pour leur propre compte cette typologie de pratique et d’échelle d’interpellation – géante – de l’attention mondiale.
Or la terre ne peut pas – et ce n’est pas moi qui le dit – nous offir cette possibilité, elle ne peut pas soutenir ce luxe, cette ostentation démesurée et irrépressible, cette nécessaire liberté et cette prodigalité des gestes artistiques. Christo ne pouvait savoir en 1960 que cette limite existait, et cela n’avait alors pas à être une limite qu’il avait à intégrer dans son travail. C’était au contraire l’explosion des moyens industriels de production textile de grandes dimensions qui s’affirmait. Mais ces données contextuelles sont changées. Nous ne pouvons plus faire comme si nous ignorions ces nouvelles informations scientifiques qui se précisent, accompagnés de leurs effets concrets, sans cesse plus dramatiquement depuis une trentaine d’années.
Si possible, si l’on parle des artistes comme de personnes « éclairées » et pionnières dans leur époque, c’est à dire préfigurant les paradigmes de l’époque suivante, on devrait voir à présent s’affirmer d’autres œuvres. Pas celles qui, par delà leur importance légitime, leurs mérites immenses et incontestables dans l’histoire de l’art et la société, appartiennent justement à l’histoire commune. Ces œuvres « modernes et contemporaines » n’apportent, telles qu’elles sont réactivées actuellement, aucune idée neuve. Aucun changement. Mais plutôt une idée de perpétuation indéfinie de la modernité formulée il y a plus d’un demi siècle.
Cette remarque peut être faite à l’identique pour Jeff Koons, en ajoutant à son propos un zeste de domination géopolitique américaine, et pour Bertrand Lavier, qui par cette attribution honorifique, peut se croire investi d’une mission de continuation de son œuvre, ici de manière nettement moins convaincante, voire, osons le mot, ratée, ou bien de manière en tout cas accadémique, conservatrice.
Il n’est pas nouveau depuis Bourdieu qu’il y ait ces retournements de capital symbolique, l’outsider sans capital symbolique, prenant petit à petit par sa transgression des règles dominantes, l’ascendant dans le champs culturel, qu’il peut ensuite dépenser dans une (dés)intégration dans l’espace officiel de l’ordre culturel dominant. Jusqu’à ce que la relève des artistes émergents s’effectue de nouveau, selon le cycle des renouvellements de pertinence subversive dont se nourrit le champ culturel.
Mais ce retournement de valeur n’a pas eu lieu depuis plus d’un demi siècle. Nous continuons de surfer sur la vague contemporaine au sein d’une société toujours plus sophistiquée, toujours plus gourmande, toujours plus exclusive et excluante, toujours plus inégalitaire, toujours plus en tentative de perpétuer un rêve moderniste polluant et dévastateur qui ne correspond plus à la situation terrestre et humaine soutenable d’aujourd’hui et demain.
À vouloir continuer sans cesse plus haut et plus fort ces gestes culturels, médiatiques, on nie la réalité de la situation qui justement ne le permet plus. Cette affirmation de liberté créatrice contemporaine se défend en s’affirmant sois-disant gratuite, toute dédiée à la question de l’art. Mais elle est en fait structurellement et prosaïquement très rémunératrice. On sait depuis le livre « Enrichissement » de Luc Boltanski et Arnaud Esquerre (Gallimard Essai 2017) ou bien les travaux des Pinçon Charlot ou Bernard Lahire, que tous ces investissements dans la culture se retrouvent multipliés, sonnants et trebuchants, dans les patrimoines financiers et symboliques des détenteurs des capitaux les plus puissants qui ont la main sur telle ou telle « action » de valorisation. Il est prouvé désormais qu’activer l’art contemporain sur des valeurs sûres fait gagner plus d’argent que de produire et vendre de l’acier ou de la technologie.
Je ne vois nulle part de nouvelles attitudes dans ces gestes de confirmation des hiérarchies et du mode de vie et de valorisation capitaliste. Le mérite de Pistoletto est de réinvestir les bénéfices que la cote de ses œuvres sur le marché de l’art permettent de tirer, vers des actions qui ouvrent sur ce nouveau paradigme d’ « art au centre d’une transformation sociale responsable », qui fonctionne comme activateur d’actions et de créations d’autres acteurs, nombreux, anonymes, décentralisés.
Si je reprends la géniale idée portant les expositions d’artistes initiées par le commissaire d’exposition Harald Szeemann sous le titre « Quand les attitudes deviennent forme » (1969), je constate que nulle part n’apparaît aujourd’hui un nouveau manifeste de formes de vie et d’art. Nous voyons se continuer les suites, la perpétuation de cette période révolutionnaire passée, qui était en phase avec les enjeux de libération de son temps tels que les mouvements sociaux en Europe et aux Etats-Unis en 1968.
Or, pourtant, plus de cinquante ans après, il serait temps de passer à autre chose. Si l’on parle d’accélération de l’Histoire, de disruption, on voit plutôt en art contemporain une lente confirmation des valeurs acquises ces cinquante, quarante, trente, vingt dernières années. Certainement, les artistes consacrés ainsi le méritent-ils d’une certaine manière. Mais je ne suis plus certain que ces évènements à répétitions, impossibles à suivre tous, que nous visons ou subissons à longueur d’actualité, doivent être là les seules formes artistiques qui soient à valider, confirmées exclusivement à l’infini, sans jamais inventer d'autres choses.
Pour Christo, certes on dira que cette œuvre réalisée, l'emballage de l’Arc de Triomphe, fera découvrir au grand public peu informé la modernité artistique, en faisant visiter cet emballage en vrai. Mais c’est oublier qu’une part de l’art contemporain s’est construite au contraire sur l’idée de dématérialisation, de moyens non immédiats de faire connaître une œuvre. Moyens qui souvent donnent plus de sens à l’œuvre.
On connait par exemple Spiral Jetty de Robert Smithson sans que les milliards d’habitants de la planète se soient rendus sur place. Smithson montrait des photographies, des dessins, écrivait des textes. On parle tout de même là de chose intellectuelle (cosa mentale), du monde des idées. Pas forcément de toucher ou de garder chez soi un bout de tissus, ce qui ressemble plutôt à du fétichisme ou à de l’idolatrie, car on sait que le musée et l’art ont remplacé d’une certaine manière le temple et la religion dans des relations ambivalentes liant les populations à de nouvelles formes de pouvoir de hiérarchies.
Les acteurs du Land Art avaient la conviction que leurs œuvres en plein désert n’avaient pas à être visitées vraiment, mais participaient de témoignages différés sur lesquels portait justement le travail artistique.
De même on connaît de l’architecte Boullée, précurseur d’une époque nouvelle à la fin du 18ème siècle, plutôt ses dessins, qui n’ont presque jamais été réalisés et s’exprimaient sur le plan des idées plutôt que par des réalisations physiques.
Aussi bien par le passé qu’à l’époque contemporaine, les artistes parmi les plus performants dans la rupture culturelle ont travaillé avec la question du chef d’œuvre invisible (Hans Belting). Donc dire que matérialiser l’œuvre de Christo est essentiel artistiquement parlant est inexact.
Dans ma position d’artiste plutôt méconnu et sans cote sur le marché de l’art, demander que soit reconsidéré l’axe des priorités culturelles sonne forcément comme un cri de ressentiment. Néanmoins, je n’ai pas d’autre choix que de tirer la sonnette d’alarme, de créer à la manière d’un lanceur d’alerte. Un agent bancaire lance une alerte sur les corruptions structurelles du système financier international, on ne va pas lui reprocher d’être juste jaloux des milliardaires qui profitent du système et de vouloir s’en venger en publiant auprès de journalistes d’investigation des documents secrets qui prouvent les collusions au plus haut niveau.
Je pense que la perpétuation du mythe construit autour de la notion de modernité, et même si celui-ci est attaqué par ailleurs par des intégrismes religieux arriérés et violents ou politiquement réactionnaires par exemple, n’est pas le seul horizon DEPUIS qu’on sait ce que l’on sait de la crise climatique. Je suis stupéfait que le monde des artistes ne soit pas aux côtés de Greta Thumberg et autres mouvements qui cherchent à exiger ou à créer de nouvelles formes de vie adaptées à un avenir possible de la vie humaine sur terre.
Il n’y a à ma connaissance, aucune sympathie effective du milieu de l’art envers ces mouvements militants, aucune synergie, aucun engagement par l’art. Ce qui n’était pas le cas entre les artistes des années soixante par exemple et les mouvements sociaux de leur temps. On voit que le monde de l’art s’est construit depuis petit à petit une posture plus opportuniste, suivant la tendance et sa croyance en ses propres intérêts professionnels immédiats, moins ses convictions profondes, comme l’explique Maxence Alcade dans son livre « L’artiste opportuniste, entre posture et transgression » (L’Harmattan 2011)
Or l’art peut justement poser en terme esthétiques et intellectuels des éléments qui enrichissement le débat et donne de la portée à des sujets qui, s’ils sont laissés à la récupération politicienne, aux routines, aux petits moyens d’acteurs de terrain et à l’absence de distance, produit des résultats pauvres, peu convaincants, voire dissuasifs.
On a bien des artistes qui ont travaillés ces cinquante dernières années avec et directement ou non pour le monde des entreprises, de l’automobile, celui de la technologie, de la finance, des institutions internationales. Pourquoi, en majorité, sont-ils absents ainsi que le monde qui gravite autour d’eux, du phénomène nouveau de la Transition écologique.
Si l’on voit fleurir des appels à projets institutionnels à coloration « verte », les attentes formulées et les moyens alloués cantonnent le plus souvent les artistes à du commentaire artistique sur la crise multiforme, et beaucoup moins sur des propositions artistiques qui changent concretement, tout de suite et durablement les paramètres du réel climatique, de la bio diversité ou des modes de vie. Cet espace de création dans l'utilité concrète est-il interdit, tabou ?
Aussi, pour reprendre l’extrait d’une présentation rétrospective du travail de l’artiste Piotr Kowalski au MAMCO de Genève en 2019, « l’activité artistique pour Kowalski ne peut être que purement esthétique : l’art est une urgence, une action dans la société », alors il faut se demander si l’urgence maintenant n’est pas tant de redire encore et encore la pertinence historique incontestable des formes contemporaines issus des années soixante mais de créer maintenant pour changer vraiment le monde pour demain. Ce qui, vous en conviendrez, est une autre paire de manches.
Comme l’explique le psychologue Paul Watzlawick dans son ouvrage « Les cheveux du baron de Münchhausen, Psychologie et « réalité » (Essais Points Seuil 1991) en citant Frederic Vester :
« C’est moins l’absence de moyens intellectuels ou techniques qui fait obstacle à la transformation de notre manière de penser et d’agir (…) que l’énorme poids des traditions et des tabous, des idées acquises et des dogmes intouchables. Sans aucun fondement génétique, ils ont été transmis comme « vérités » inaltérables de génération en génération. Une des tâches les plus importantes en vue du développement d’une nouvelle manière de penser est par conséquent l’analyse de la nature véritable de ces normes. Il s’agit d’isoler, parmi elles, celles qui passent pour être constantes alors qu’elles n’ont plus aucun rapport réel avec le monde d’aujourd’hui, à part le fait qu’elles sont en partie co-responsables de l’impasse dans laquelle nous nous trouvons. »
Paradoxalement, et alors que les psychologues de cette génération ont produit leur réflexion justement il y a plus cinquante ans, on peut se demander si le paradoxe veut que l’art contemporain et son milieu culturel ne sont pas à ce stade de leur développement dans une crise de croissance qui les empêche de changer. Ce milieu ne fait qu’accumuler un changement décrit par ces praticiens et théoriciens psychologues comme un changement de type 1 (par exemple en conduite automobile, appuyer le pied au plancher sur l’accélérateur), alors qu’il faudrait en fait d’urgence passer un changement de type 2 (par exemple pour rependre la même image automobile changer de vitesse). Et c’est là une chose très difficile surtout lorsqu’on a acquis avec les décennies la certitude d’un mode de pensée et de pratique optimal, indépassable, irréformable, et qu’on a tout intérêt, économiquement, culturellement et statutairement, à maintenir le Statu quo.
C’est là que ce situe à mon avis le paradoxe mais sans doute aussi le remède, la sortie possible : changer c’est créer le changement qui convient à la situation nouvelle. Acceptons de douter profondément de nos priorités de valeurs établies et de l’état des hiérarchies en place, sans les renier ni contester que nous en soyons les héritiers, en considérant nos besoins futurs de survie les plus urgents, et mettons-nous progressivement et humblement à d’autres attitudes pour d’autres formes. Agissons par l’art (aussi) à des réponses opérationnelles concrètes appropriées aux conditions d’aujourd’hui et de demain, qui seront, on ne peut que l’espérer, pour cette raison même, esthétiques, éthiques, justes.
Plan des plantations du Verger du Troisième paradis réalisé en février 2021, ainsi que l'édition en affiche. Production Piacé le radieux-Bézard Le Corbusier. 2021
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