• Produire et penser

    Produire et penser

    Joël Auxenfans. Peinture affiche pour un projet artistique accompagnant un grand chantier d'infrastructure. 2015

     

     

    Avec une précision clinique impressionnante, époustouflante, la manière dont sont désormais dirigés – et maltraités – les personnels des entreprises privées et des services publics, est analysée par la sociologue Marie-Anne Dujarier dans son livre « Le Management désincarné, enquête sur les nouveaux cadres du travail » (La découverte 2015).

    Pourquoi, après Dominique Méda (Dominique Méda, Patricia Vendramin, Réinventer le travail, PUF 2013), Danielle Linhardt (La comédie humaine du travail, De la déshumanisation taylorienne à la surhumanisation managériale, Éditions Érès 2015), y a-t-il pour moi urgence à avoir prise sur l’évolution du monde du travail en passant par les études de terrain et de synthèse de sociologues ?

    Je crois que la violence n’est pas seulement présente aujourd’hui sur le mode d’attaques sanglantes ou de guerres. Elle se manifeste également de manière finalement beaucoup plus prégnante et généralisée dans le mode même par lequel des millions de personnes sont conduites par d’autres personnes à vivre leur travail d’une manière destructive pour l’environnement, la société, les autres et soi-même.

    Je vais prendre un simple exemple : tous ces adolescents manquant de la présence de leurs parents, sont victimes d’une amplification et d’une flexibilisation de la pression dans le travail des adultes, en terme d’engagement non rémunéré, en terme de présence et de cadence accrues, en terme de perte de la maîtrise des finalités du travail. Le fait que ce genre de sujet soit interdit de discussion sur la forme ou sur le fond, au sein des entreprises comme au sein de la société est un symptôme. Résultat, un nombre considérable de jeunes sont perdus loin de la présence quotidienne de leurs parents. Les séquelles individuelles et sociales sont lourdes (non évaluées) et le prix de cette absorption de la disponibilité des parents par le monde du travail est certainement très cher à payer pour la collectivité comme pour les histoires interpersonnelles de ces rendez-vous manqués.

     

    Il y a là comme une réplique, dans le travail humain, des effets dévastateurs de l’exploitation des sols, des végétaux ou des animaux dans l’agriculture intensive. D’ailleurs comment en serait-il autrement puisque c’est rigoureusement la même logique qui est imposée dans ces différentes sphères. Sur les humains, les animaux, les végétaux, les sols et les ressources, tout est justificatif à exploitation et à profitabilité maximisées. Les mises en concurrence entre pays à normes de travail, environnementales, sanitaires ou nutritionnelles disparates sert non à servir le progrès social ou la protection des écosystèmes, mais uniquement à diminuer les contraintes pesant sur la profitabilité pour qu’elle s’effectue le plus « librement » possible. Le fait que cette course à la dérèglementation juridiquement règlementée par des accords transcontinentaux ( ALENA, TSCG, TAFTA, etc.) s’effectue à l’insu des populations est un indicateur de leur degré de dangerosité irréversible.

     

    L’absence de prise en compte des aspirations individuelles et collectives (autrement que par le biais grimaçant des spots publicitaires et des sondages marchands), l’arrogance de cette surdité par les élites engendre, on le voit dans le monde entier, des réactions en chaine d’une grande violence : hébétude, mutisme, abstention, replis sur soi, retour à une interprétation fossilisée d' "une" tradition, racisme, chauvinisme, intégrisme, guerres,…

     

    C’est que la demande, universellement humaine, à élargir la manière de considérer la vie au delà de sa stricte dimension contractuelle (lorsqu’il y a encore un contrat !) ou plutôt factuelle (je t’impose ceci, j’en tire exponentiellement avantage sur toi et les tiens, et dans tout cela tu n’as guère le choix) et surtout cette réduction de tout à l’argent qu’on en peut obtenir au détriment de tous les autres aspects (environnement, relations, perspectives, conditions de vie et de travail, etc.) a quelque chose de tout simplement tueur.

     

    Tuer le sens du travail ; tuer le temps et la liberté de pouvoir se parler et d’en choisir les orientations ; tuer les écosystèmes ; tuer les économies locales vivrières ; tuer les bassins d’emploi à forte tradition et à grande richesse de savoir faire et d’identité ; tuer les possibilité de rêver d’autres mondes et des aspirations émancipatrices choisies par les gens au sein de leur travail ; tuer la condition et les droits des minorités et des femmes, tuer les réseaux de transport, les services de santé, la culture, la recherche, la fonction publique, le droit du travail, les prudhommes, la médecine du travail, tous ces assassinats se font par des règlementations, des lois et des décrets, parfois en jouant sur une tournure de phrase, une omission, une reformulation permettant de promettre apparemment tout en gagnant sur toute la ligne dans le sens contraire.

     

    Aussi, je me demande si, autant que cela puisse être possible, et à côté d'une vigilance et d'actions politiques individuelles et collectives, l’oisiveté ou la réflexion, le temps donné à la lecture, à l’échange, à l’écoute, à la rumination, à l’étude de comment vivent les êtres, ou comment réagissent et inter réagissent les individus, les groupes, les phénomènes ne pourraient pas devenir le plus précieux recours pour agir sans trop se tromper. Car n’est-il pas vrai qu’une part immense des richesses potentielles de la réalité est le plus souvent détruite aujourd'hui et depuis longtemps, par des décisions de gens, qui, à leur niveau dans le pouvoir d’action, n’ont pas pu ou voulu prendre en compte le plus largement possible la pluralité des enjeux et des paramètres ?

     

    Lorsque l’on voit comment, à travers une immense et incessante mobilisation des individus et des pouvoirs (de la presse, des lobbies, intérêts industriels et bancaires, des factions, des ambitions personnelles, etc…), les sociétés du début du vingtième siècle en sont venues, en quelques années, à travers d’incessants retournements successifs de polarité, à se livrer entièrement dans la guerre la plus effrénée et la plus impitoyable, on peut à juste titre se demander si les conditions d’aujourd’hui ne demanderaient pas un peu plus de recul et de discernement, d’anticonformisme.   Je recommande sur ce sujet vivement l’énorme ouvrage finement détaillé de l’historien anglais Christopher Clark « Les somnambules, Été 1914, comment l’Europe a marché vers la guerre » (Flammarion 2014). On y voit qu’à certains moments, et à de petits détails près imperceptibles sur le moment, le cours des choses aurait pu aller vers des destinées nettement moins funestes, et moins atroces.

     

    Sommes-nous, avec les choix faits dans le monde, avec les mentalités qui se forment en ce moment dans les esprits de nos concitoyens, en route vers du bon ou du mauvais gouvernement (allusion à la fresque d’Ambrogio Lorenzetti du palais communal de Sienne, analysée magistralement par Patrick Boucheron dans son ouvrage « Conjurer la peur, Sienne 1338, essai sur la force politique des images » Seuil 2013) ? Allons-nous, abandonnés à nos pulsions de mort, vers de nouvelles horreurs vécues cette fois non sur des théâtres d’opération lointains comme ce fut en fait le cas longtemps, mais aussi sur notre propre sol, envahi non pas tant de hordes d’"envahisseurs", mais de personnes à l’intérieur des frontières, soi-disant « intégrées », mais en réalité totalement livrées à leur abrutissement (télévisuel, médiatique), à leur ignorance, à leur haine, à leur violence, à leur inhumanité ?

     

    Aussi, pour garder l’espoir, ai-je pensé à l’artiste d’origine polonaise, André Cadere, qui, pour toute affirmation de son œuvre, se « contentait » dans les années soixante dix, de se promener dans les rues de Paris avec sur l’épaule, non un fusil, mais un bâton de sa confection, composé d’éléments en bois peints enfilés les uns à la suite des autres comme une énigme en forme de collier raide. La gratuité, l’incongruité, la légèreté et en même temps le signal que portait en elle cette « démarche » au sens fort du terme, est sans doute une leçon à méditer pour nos sociétés assoiffées, animées (par conditionnement) jusqu’à la nausée d’une rapacité d’objets, de gloire, d’argent, totalement aveugle à elle-même. Peut-être nous faut-il produire moins, mais produire mieux, produire au moins un sens qui vaille; produire l’ouverture de nos actes à notre propre doute, ce qui vaut ouverture et accueil de l’autre, à d’autres possibles…

    Produire et penser, vraiment.

     

     

    Que par là soient exprimés mes meilleurs vœux.

     

     

     


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