• Un colonialisme des riches sur la terre ?

     

     

    Un colonialisme des riches sur la terre ?

     

    Joël Auxenfans. Peinture Affiche.  2019.

     

    Comme le montre le remarquable ouvrage sous la direction de Marc Ferro « Le livre noir du colonialisme, XVIè-XXIè siècle : de l’extermination à la repentance » (Robert Laffont 2003), le colonialisme semble se caractériser, dans ses diverses formes, par l’utilisation plus ou moins habile des structures de pouvoir indigènes traditionnelles pour maintenir l’ordre colonial, lever l’impôt, organiser l’exploitation des gens et des ressources.

    Cette entreprise n’a eu de cesse de se réinventer sous des formes contemporaines, des pays dominant le monde exerçant une tyrannie implacable sur les peuples soumis à cette emprise, par le moyen d’instruments coercitifs, qu’ils soient monétaires (crédit, fonds de réajustements structurels, dette souveraine, « 3% », etc.), militaires (interventions humanitaires ou au nom des droits de l’homme instrumentalisés pour légitimer l’intervention unilatérale et illégale en pays souverains), ou bien par le biais du soft power de campagnes marketting imprégnant les désirs des populations d’inepties complètement en contradiction avec la continuation d’une vie durable sur notre (unique) planète.

     

    La question qui se pose est : comment ce pouvoir, si délibérément tourné contre les intérêts des populations et la viabilité de la vie sur terre, parvient-il de manière si permanente à se maintenir, en dépit de brèves « fenêtres » de clairvoyance collective, et d’épisodes fugitifs de remise en cause par les élections ou les mouvements sociaux ?  Comment autrement dit la machine ne se grippe-t-elle pas définitivement, pourquoi parvient-elle à durer, à renaître, à sans cesse réapparaître, empruntant opportunément pour ce faire des mots comme « changement » ou « révolution », « innovation », impeccablement tournés à l’envers de leur sens véritable comme des bas ?

    Mon hypothèse, qu’il faut considérer évidemment avec indulgence puisque je ne parle pas ici en théoricien, est que pour réussir, une telle entreprise de domination a besoin de relais locaux. Nier que cette domination soit aussi centralisée par un mode de gouvernement situé au sommet de l’État, est à mon avis intenable puisque sans cesse de nouvelles mesures sont prises (lois, décrets, amendements, règlementations, etc.) à l’échelle étatique pour optimiser cette emprise.  En revanche, il ne faut pas sous estimer la dimension locale, décentralisée, omniprésente, participante, riche d’initiatives, de renouvellements permanent. Il se trouve une foule d’acteurs, dans l’épaisseur des strates sociales, qui ne rechignent pas à reconduire avec empressement la domination, à lui frayer chemin, à la défendre bec et ongles, lors même que ces micro-partenaires du système n’ont aucun véritable intérêt commun objectif avec la superstructure.

    Simplement, ils s’y livrent, ils s’y emploient, quelle que soit l’échelle à laquelle ils se situent : à toute fin utile (au système en place), ils s’y consacrent de toutes leurs forces, avec toutes leurs compétences, sans ménager leurs efforts, sans douter un seul instant, et cela avec une énergie de perpétuation de l’ordre en place absolument « surnaturelle ».

    Je dirais, pour me démarquer de Frédéric Lordon, que par ailleurs j’apprécie et j’approuve totalement,  que si les prophéties qui inspirent presque tous ses billets dans son blog du Monde Diplomatique, se concrétisaient un tant soit peu, nous aurions depuis longtemps franchi l’étape de l’éternel atermoiement des luttes sociales, aussi méritantes et courageuses fussent-elles.

    À force, il nous faut bien considérer le facteur de frein ou d’avortement de ces luttes, non pas comme un mauvais oeil à banir de l’analyse parce que le regarder contribuerait à le perpétuer. Il y a bien, semble-t-il, une force sur-puissante qui maintient la mainmise du système de domination tel quel, grosso modo intact et en parfait état pour perpétrer ses nuisances incalculables. Et lorsque, parfois, un renversement intervient, il n’est que péniblement et temporairement en place, sans cesse pris à partie, menacé, puis renversé légalement ou illégalement. Il faut constater cette hégémonie destructrice presque impossible à vaincre. Ce n’est pas là être défaitiste, c’est être réaliste.

    Par exemple, la suppression des lits d’hôpitaux conduite implacablement et continûment sous les présidences Sarkozy, Hollande et Macron, se paie aujourd’hui au prix fort, avec la mortalité au coronavirus qui s’avère nettement plus forte lorsque les capacités des services publics de santé ont été systématiquement détruites, ce qui est le cas en France depuis trente ans. À se voir contraint systématiquement de faire toujours avec moins, cela ne permet pas de faire plus et mieux, c’est désormais prouvé quoi qu’en disent les prosélytes du lean management

    Cette destruction – qui existe dans tous les domaines publics de la vie sociale (recherche, enseignement, justice, police, environnement, services sociaux, etc.)  a pour corrolaire proportionnellement symétrique la part croissante des bénéfices et des dividendes des grandes fortunes privées, ce qu’on appelle la financiarisation de la vie économique.

    Je crois que la haute bourgeoisie a réussi un pari véritablement inespéré à ce degré : engendrer une domination coloniale totale et violente sur un pays, et au delà sur de nombreux pays, en jouant sur le fait que cette classe passe pour être partie prenante de cette société (ou des ces sociétés) : en effet, ces gens pour la plupart, parlent une langue peu ou prou assez semblable à celle des autochtones, bien qu’avec un certain raffinement discret qui fait, entre ses membres, toute la différence d’avec le commun (la fameuse « distinction » incorporée dont parle Bourdieu).

    À partir de cette apparente similitude à laquelle la plupart des gens ordinaires se laissent prendre et même par laquelle ils se laissent séduire, tous les coups peuvent être joués. Car les prédateurs sont en immersion dans leur propre terrain de chasse, et eux seuls disposent des armes adaptées : médias, instituts de sondages, réseaux d’influence, relais scientifiques, think tanks, fondations, partis et organisations, calendrier politique, reconnaissance officielle, décorum, traditions, images du pouvoir, etc.

    Nous sommes à mon avis soumis à un colonialisme qui nous impose la dictature des intérêts exclusifs des supers riches dans NOTRE pays, ou NOTRE terre, d’où qu’ils viennent eux par ailleurs : leur accent étranger, au sens de qui n’est pas de notre bord (un migrant sans papier est fondamentalement beaucoup plus de notre pays que ceux-là ne le sont) et en fait structurellement hostile, ne se perçoit pas.

    Ils peuvent nous faire agir à leur guise. Et il se trouve une foule de gens – petits ou moyens –  par ailleurs bien intentionnés et croyant bien faire, fiers de leur investissement, qui adhèrent à cette classe-là et à elle-seule, pas même à la leur propre. Et ce sont surtout ces gens-là, ces « moyens-et-petits-au-service-de » qui font que rien ne peut changer, que tout se regénère et se perpétue, même en pleine crise permanente.

    C’est en tout cas comme cela que les régimes coloniaux ont prospéré et prospèrent encore sous cette forme « néo » abondamment documentée. C’est comme cela que ce régime colonial des riches sur notre pays  (et donc notre paysage, notre alimentation, notre culture, notre agriculture, notre santé, notre vision, nos loisirs, etc.) s’exerce encore avec une efficience sans faille.

    S’il est vrai que les régimes coloniaux ont eu historiquement à se retirer des pays qu’ils avaient asservis, ce ne fut, comme le dit Lordon, pas en « rendant les clés » d’eux-mêmes, mais au prix d’âpres et violents combats, qui ne sont pas  - loin s’en faut ! - finis.

    La seule et unique avancée, peut-être minime, que mon hypothèse du colonialisme intérieur des riches peut apporter à la compréhension et à l’action, c’est peut-être la chose suivante qu’eux - les riches – sont essentiellement étrangers à nous. Nous ne les intéressons pas, ils ignorent complètement que nous existions. Seuls comptent LEURS intérêts. Cela fut valable, je répête, du temps des expansions colonialistes. Cela l’est encore du temps du colonialisme intérieur.

    L’autre menu avantage que permet cette hypothèse, est de pouvoir ouvrir une possibilité de faire apparaître aux yeux de ceux qui en sont encore partiellement ou totalement les serviteurs, ce caractère de fondamentale et irréductible étrangeté. Ces gens sont de leur monde, pas du nôtre, il faut choisir lequel de ces deux mondes donnera son avenir à la terre.

    Pour ce qui est du leur, le monde actuel, nous le connaissons depuis longtemps et le coronavirus ou la crise climatique nous ont révélé son incompatibilité foncière avec le droit humain, la santé, la vie sociale, l’environnement.

    Pour ce qui est du nôtre, le beau film de Ken Loach « Jimmy’s hall » nous en apporte une préfiguration : que chacun puisse participer aux décisions et apporter sa contribution pour créer ensemble un monde viable et agéable, amusant, désirable et durable.

    Au travail !

     

    Un colonialisme des riches sur la terre ?

    Joël Auxenfans. "Les Haies". Plantation par un chantier participatif en Normandie. 2019.

     

     

     


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