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Auto critique d’une époque
C’est un fait incontestable : empiler des enfants dans des classes ne produit pas de bon résultats. Au delà de deux dizaines, et bien sûr (encore plus courant) au delà de trois dizaines par enseignant, inutile d’espérer faire cesser les inégalités sociales. Le processus de ségrégation est à l’ « œuvre ». Les enfants bien nés, c’est-à-dire issus d’une famille de parents diplômés avec livres, temps consacré à l’enfant et familiarité aux codes scolaires, seront dès le départ avantagés. Et cet avantage s’enracinera dans les plis de la vie quotidienne de ces jeunes personnes au cours de leur croissance pour leur donner méthode, confiance en eux, bonnes dispositions, facilité de compréhension, culture scolaire, bref tous les atouts indispensables à la réussite académique.
Les autres, c’est-à-dire tous ceux qui ne seront pas nés dans ce milieu prédisposant à réussir scolairement, accumuleront les malentendus, les mauvaises expériences, les embarras, le mal être, et pour finir une sorte de peur qui leur fera trouver des expédients (bavardage, absentéisme, incivilité) les poussant vers l’augmentation des difficultés et vers moins de choix dans la vie, moins de capacité à se défendre et à prendre sa place.
Aussi je n’appellerais pas autrement que criminels les personnes publiques qui promettent monts et merveilles pour accéder au pouvoir et laissent ensuite la ségrégation sociale continuer d’opérer à grande échelle à l’école, en laissant les taux d’encadrement par élève (en France, déjà l’un des plus bas d’Europe) baisser chaque année davantage.
Alors qu’il est clair qu’accorder les moyens de se concerter et d’inventer avec les enfants, les parents et les collègues des méthodes d’enseignement adaptées à la réalité des élèves aujourd’hui permettrait d’éviter un gigantesque gâchis sociétal et humain. Car si toute la société pâtit de cette pauvreté et de ce ressentiment de masse, ce rendez-vous manqué enfoui au fond des vies et transmis de génération en génération est en outre un manque et une souffrance trainées par des individus toute leur vie ...
Ce scandale scolaire, ajouté à la confiscation de l’exercice du pouvoir politique par les « élites », justifierait des poursuites contre X, sous le chef d’inculpation de « non assistance à démocratie en danger ». Car, entre ces journalistes iniques s’enferrant dans une désinformation routinière, ces tenants des appareils de partis occupant l’espace de visibilité, et des rapiats de la finance œuvrant en réseaux ultra efficaces pour vider les caisses de l’État et augmenter toujours plus leurs facultés de puissance, on assiste à l’abandon à elle-même de la démocratie, pour ainsi dire à sa mort par absence de soins. C’est là une forme de violence qui s’implante au quotidien dans le retrait orchestré de la culture de la parole et de l’action politique citoyennes.
Que l’art, par son marché, laisse à ce point extrême et à un rythme aussi effréné, se renforcer les patrimoines financiers et le capital symbolique des plus riches (de 800 millions en 2003, le montant des échanges financiers accaparant l’art est passé à plus de 8 milliard en 2013 !) devrait conduire à se poser la question de l’utilité de l’art pour la population et pour la société. Interroger par la critique le statut des œuvres et des collections entièrement aux mains de passions privées permettrait non pas de censurer ou d’interdire l’acquisition de l’art par des particuliers ou des sociétés mais de réguler en redéfinissant la finalité de la production artistique.
Si l’idée de « gratuité » de l’art chère à Kant reste valable, laisser le marché spéculatif en faire fructifier la valeur financière au profit d’une minorité et au détriment de la majorité devient intenable pour la collectivité. Car les moyens d’acheter des grands collectionneurs privés proviennent directement du durcissement généralisé de l’extraction des liquidités financières contre les salaires, les conditions et les statuts d’emploi, les services publics (et l’on retrouve ici la source des manques dont sont victimes l’école publique, la santé publique, la recherche publique ou la culture).
Or on a l’impression (à vérifier) que l’art de la fin des années soixante a été alors un sommet de désir de création d’un monde nouveau, instaurant de nouvelles règles et de nouvelles mesures. Revenir sur l’art d’un artiste comme Daniel Buren de 1968, par exemple, peut constituer un moyen de revoir ce moment avant lequel la société française a commencé à basculer dans un cycle mortifère de culte de l’imbécillité et de la finance. C’était peu de temps après la fin d’une guerre coloniale horrible en Algérie, et avant que cet autre pays perde lui-même peu à peu le contrôle de sa propre libération. Ce sujet de la libération des idées, des mœurs, des créations et des régimes politiques reste à creuser. L’art pourrait y apporter sa part, et cela serait utile.
Ce voyage de mémoire a été entrepris à sa façon par les « Nouvelles histoires de fantômes, une installation bouleversante conçue par Georges Didi-Huberman et Arno Gisinger d’après le légendaire Atlas Mnémosyne de l’historien de l’art du début du XXe siècle Aby Warburg. Ce qui en résulte n’est sans doute pas une exposition, n’est sans doute pas une œuvre au sens traditionnel, mais, en une forme qui n’existait pas, la présentation d’une méditation incomparable sur la façon dont la photographie et le cinéma ont prolongé à leur tour les chefs d’œuvre des artistes anciens qui témoignent de ce que nous sommes. (…) » (extrait du communiqué du Palais de Tokyo).
Toutefois, je vois dans ce rassemblement magnifique d’œuvres filmiques si éloquentes et si émouvantes, unies sous le même thème du pathos et des lamentations, une vision presque religieuse du drame social, et dès lors presque en déviation par rapport à la question sociale telle qu’elle se pose aujourd’hui après toutes ces illusions du XXème siècle.
Qu’est-ce qu’une société, sans résumer cette appétence par la religiosité, peut désirer faire d’elle-même ? Là est une question à nous poser d’urgence aujourd’hui, avant que tout ne sombre. Et pour ma part, j’aimerais poser cette question de manière moins affective et plus froide, c’est-à-dire questionnant plus ouvertement la chose publique, au travers d’une exposition de la population d’aujourd’hui à ses fantômes, en effet, mais des fantômes auxquels il ne nous est pas pour autant demandé de croire sans distance auto critique.
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