• Formes politiques de vie

     

    Ma mère, bientôt 90 ans, d’origine hollandaise, a dès la libération sillonné sac au dos (remplacé comme sait aujourd’hui par ces lancinantes valises à roulettes tirées  invariablement en direction d’aéroports) en stop ou à pied les routes de France, ce pays qu’elle aimait, semble-t-il, plus que tout autre.

     

    L’autre dimanche, alors que je la ramenais chez elle en voiture, elle me racontait qu’à part élever ses enfants, ces années de jeunesse sur les routes furent de loin les plus beaux moments de sa vie, parce que, me disait-elle, « dans ces moments, on ressent le plus complètement une liberté totale, une impression que l’inattendu peut à tout moment survenir, créant souvent des situations drôles, amusantes. »

    Avec une amie d’étude, elle dormait dans les granges ou les fossés, découvrait une France encore sous le coup des privations de la guerre, mais encore pleine de l’authenticité intacte des vies rurales, des solidarités, de paysages et de gens peu transformés, somme toute, par les intensifications industrielles et commerciales qui virent le jour peu après, dans les années cinquante et soixante. Elle reconnaît avoir vu un pays vivre sous un angle que peu de vacanciers connaissaient.

     

    Lorsqu’elle fut à plusieurs reprises « mère aube », c’est-à-dire qu’elle tenait , vers l’âge de vingt cinq ans,  comme mère aubergiste avec une amie, une auberge de la jeunesse quelque part en Normandie, ou dans le Jura, elle accueillait avec des moyens d’une incroyable simplicité (la douche se prenait sous la gouttière lorsqu’il pleuvait) des dizaines de gars et de filles venus du monde entiers, toujours sympathiques, ouverts, curieux, optimistes (on l’était forcément dans ces années après les carnages et les duretés de la deuxième guerre mondiale).

     

    Ces jeunes gens et jeunes filles arrivaient, se rencontraient, faisaient des balades, s’entraidaient, dansaient, chantaient, blaguaient, faisaient en commun les tâches ménagères et souvent aussi ils discutaient politique (ce n’était pas interdit par le climat médiatique à ce moment au contraire). Aussi on voyait s’associer un intense sens des plaisirs simples et de la joie à une volonté de changer le monde dans un sens meilleur, plus juste et plus égalitaire ; une évidence en somme.

     

    Pour vous en rendre compte, je vous recommande le merveilleux livre illustré de photos d’époque, « La volonté de bonheur, témoignages photographiques du Front populaire 1934 – 1936 », de Pierre Borhan, édition Hazan. On y voit le vrai visage de cette authenticité et de cette vérité sociale et politique que cinquante ans de consumérisme et d’idéologie libérale mercantile ont presqu’entièrement réussi à effacer des esprits de nos contemporains.

    À la page 125, à la photo de Pierre Jamet (l’un des fondateurs du mouvement des auberges de la jeunesse) intitulée « pause amoureuse, Paul et Pipa, 1938 », on voit un couple qui se parle de dos assis dans l’herbe, la bicyclette posée à terre, devant une haie feuillue. On voit que le sujet de la conversation de ce couple est sérieux, mais il est aussi calme, doux, aimant. Ces gens se parlent en être humains, vous vous rendez compte !?..

    Il se trouve que j’ai connu depuis ma plus tendre enfance ces gens, Paul et Pipa, dans l’auberge de jeunesse qu’ils créèrent près de Digne, dans les Alpes de Hautes Provence. Cette auberge, « Fontliesse » (le nom est lui-même une invention exquise) http://www.camping-fontliesse.com/, existe encore après leur mort, tenue par l’un de leurs fils, lui aussi vieillissant ; peut-être la petite fille prendra-t-elle la suite ?

     

    Ces gens, chantaient, dansaient, blaguaient, inventaient chaque jour leur avenir. Avant la guerre, ils arpentaient les routes de France sans rien, s’arrêtant à chaque place de village pour chanter et ainsi recevoir en échange quelques pièces des villageois qui les écoutaient avec plaisir (la télé a détruit irréversiblement cette possibilité d’étonnement immédiat et populaire depuis près d’un demi siècle). Pipa faisait une cuisine exquise et abondante. Paul et Pipa faisaient de l’artisanat l’hiver pour compléter leurs modestes revenus de l’auberge. Je suis allé depuis mes quatre ans jusqu’à près de quarante ans  chez ce couple unique, chez qui un charme éternel s’était installé, fait de douceur, de lumière, de générosité. Dans les années quatre vingt, j’ai moi-même fait beaucoup d’auto stop ou de cyclotourisme en solitaire ou en couple en France, et j’ai vu des auberges de jeunesse, comme par exemple à Royan, déjà totalement passées à un consumérisme des loisirs, qui recevaient avec l’indifférence d’un registre d’inscription, des milliers de jeunes gens venus surtout pour draguer (ce qui est déjà quelque chose me direz-vous !), sans aucun sens autre que celui d’une prestation hôtelière bon marché et sans âme.

     

    Je me rappelle d’une journée que Paul avait organisée, avec son esprit pince sans rire, une journée pendant laquelle tout se ferait à l’envers : on commencerait la journée à l’envers, par la tisane de sauge que l’on servait chaque soir selon un rituel un tantinet « pseudo ésotérique amusé » avec une danse folklorique dont on avait changé les paroles et une geste de culte religieux primitif un peu loufoque. On marcherait debout à l’envers, ce qui valu à une ajiste une foulure pour s’être mis le pied dans un petit canal d’irrigation qui traversait le terrain de camping. On se coucherait au son de la flute à bec que Pipa utilisait normalement chaque matin à huit heure depuis son « pounti » terrasse haute et couverte d’un toit, que chaque mas provençal présentait au sud (avant que les maisons Phénix singent et pervertissent ce caractère régional typique jusqu’à la nausée).

     

    C’était les années soixante et soixante dix, les gens discutaient, inventaient, cherchaient à trouver les voies d’un monde plus juste, finalement dans un prolongement assez logique, bien que distinct, du programme du conseil national de la Résistance. Alors que je sortais de l’enfance, je voyais les gens dans des disputes idéologiques saines, mais déjà emportées par un mouvement profond d’entrainement par le fond de la création sociale par la société civile elle-même. C’était, sans que je m’en rende compte et peut-être encore moins les protagonistes de ces disputes amicales, la fin d’une occasion ultime de choisir collectivement le monde que nous voulions ; c’était la fin d’une forme de vie encore féconde.

     

    Depuis, des tickets de remontes pente des stations de sport d’hivers ont été vendus et consommés (et j’y ai pris ma part) par milliards. Les autoroutes ont tronçonné les paysages ; le remodelage du paysage agricole par les SAFER pour les besoins de l’agro business a sévi. La culture marchandise, les parcs de loisirs, la déculturation télévisuelle de masse ont opéré sur un champ toujours plus étendu et profond. L’alimentation s’est standardisée, à l’image des champs désormais de plus en plus uniformes et sans haies des cultures agro chimiques. Puis l’arrivée, en des masses astronomiques, de tonnes de tourteaux de soja issus de la déforestation et des tueries des populations indiennes d’Amazonie ont afflué au port de Lorient pour 90% de l’alimentation animale française.  Les milliards de litres d’huile de palme issues des destructions des forêts d’Indonésie avec les massacres qui vont avec, ont été déversés dans les préparations cuisinées des multinationales de l’agro alimentaire (Nestlé, Unilever,etc.) pour entrer dans les tissus corporels des habitants de ce beau pays qu’est la France.

     

    La lecture elle-même est devenue une rareté quotidienne, à l’image de notre nouvelle ministre de la culture qui, venue des écoles de l’élitisme mercantile, s’en vante comme la preuve de son activité intense : « pas le temps de lire, vous comprenez ». On serait tenté d’ajouter « pas le temps de penser non plus ». Lorsque je vais visiter des voisins, je vois invariablement l’écran géant Samsung ou équivalent fabriqué dans les conditions que l’on sait (ou que l’on ne sait pas ou feint de ne pas savoir), quelques tableaux de mauvais goût produits à la chaîne au couteau à peinture par des ateliers esclavagistes délocalisés. Des signes de modernité sans âme visibles dans les meubles ou la décoration directement copiée de magazines de décoration (propriété d’un marchand d’arme tel Lagardère ou Dassault). Mais pas de livres. Je veux dire pas de livres en train d’être lus, ou étudiés.

    Tout simplement pas de livre.

     

    Pas le temps me direz vous. Bien sûr puisqu’il faut travailler plus pour gagner difficilement de quoi survivre et que souvent cela ne suffit même pas. Il faut s’occuper des enfants, tâche qui est elle aussi largement amputée dans la vie d’un adulte aujourd’hui vivant une vie normale ; et j’en retrouve les séquelles coûteuses pour tous, lorsque j’enseigne en collège à ces petits qui n’ont pas pu parler assez à leur parents, ou qui ont gobé à la place les insanités des programmes TV du matin et du soir et n’oublions pas les Week-end. Cela n’aurait-il pas un coût social plus élevé pour la collectivité d’obliger les gens à travailler trop et trop intensément – disons les choses comme elles sont – ? Cela pour finir ne constituerait pas un danger pour la vie ensemble ? À trois reprises dernièrement, j’ai eu l’occasion de constater qu’après dix-huit heures trente, beaucoup de gens sont encore, soit au bureau, soit au travail dans un garage automobile (par exemple Speedy), soit vont rentrer encore plus tard dans les transports en commun ou en voiture dans les embouteillages même en province. Quel sens cela a-t-il à l’aune de la fragilité et de la fugacité de la vie humaine. Mais ici on ne parle plus de vie humaine, on parle de robots qui effectuent des tâches mécaniquement.

     

    D’ailleurs là est le principal problème auquel se heurtent ceux parmi nous qui souhaiteraient que « les gens » se prennent en main et se révoltent en inventant un monde meilleur et moins destructeur. Ces gens-là n’ont plus le temps. Même s’ils sont exposés dans leurs vies à un degré de précarité et d’intensité d’exploitation inédit avec le renfort des nouvelles technologies et qu’ils auraient plus que jamais dans l’histoire, le besoin légitime de se poser pour se questionner sur le sens de tout cela, ils ne le peuvent matériellement plus. Ils sont piégés.

     

    C’est pourquoi lorsque parmi mes élèves de collège, j’en entends une qui, fièrement, affirme qu’elle fera plus tard « polytechnique », ce que par principe, en tant que pédagogue, j’approuve comme ambition scolaire, je ne peux m’empêcher de les voir piégés à leur tour plus tard dans les cadences infernales des heures de bureaux explosées par le management ordinaire des multinationales (et maintenant des établissements publics). Ceci est dans le cas supposé positif, lorsque l’enfant n’est pas déjà précipité, pour des raisons sociales, hors du système scolaire. Mais je me dis que même privilégiée, la future polytechnicienne sera mangée comme chair à profit, dans la machine productiviste totalement imbécile qui se déchaine à l’échelle de toute la planète.

     

    Et qui pourra désormais rêver voyager dans ce pays comme le faisait ma mère à vingt ans ; rencontrer inopinément des gens et coucher à même le sol en lisière de champ ? Ce serait du suicide, invivable, parmi les échangeurs autoroutiers ou les halles à chaussures, les périphéries de bourgs couvertes de lotissements Front national, et autres manifestation du déclassement socio culturel. Ce serait poursuivi comme du nomadisme de SDF ou de Roms. Bref, il n’existe plus d’espace de saveur hors celui de la productivité ulcérée entre des va et vient planétaires insensés. Et il n’y a aujourd’hui que les accidentés de la vie, paralysés, les AVC, qui sont contraints, dans une vie difficile, à trouver les formes d’une autre relation aux autres, d’une autre relation au temps de notre vie.

     

    Cette image en lithographie grand tirage de Picasso, encadrée dans l’appartement de mon enfance, montrant un faune jouant de la flute de Pan tandis qu’un autre l’écoutait paisiblement sous les pampres d’une vigne en tonnelle, est l’image cohérente de la vie juste, celle des auberges de la jeunesse et du but du Front Populaire – vivre chacun à un rythme qui est celui du bonheur. Elle est aussi l’image qui permet de mesurer l’absurdité du monde actuel et l’urgence paisible qu’il y a à lui résister sous diverses formes. 

     

     

     

     


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