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Invisibilités
Dans « La chevauchée fantastique » de John Ford (1939), les clivages de classes sociales ne sont pas estompés. On y voit un riche banquier, toujours à la pointe des imprécations contre la société de son temps qu’il juge (déjà) trop « sociale » et pas assez dans le sens des affaires de sa classe, voyager avec une somme d’argent qu’il a volée.
Comme quoi, les discours d’aujourd’hui de la Société Générale ou du MEDEF fustigeant les droits sociaux comme entraves à leur esprit d’entreprise (entendez goût du lucre), ou accusant certains de leurs salariés de tous les péchés en interdisant les contre expertises indépendantes, sont d’une généalogie qui va puiser ses origines jusqu’au temps du Far West, et bien plus loin encore…
La différence ostentatoire de traitement pendant tout le film entre une femme de condition sociale élevée et une autre de basse extraction et de « mauvaise vie », est révélateur de cette différenciation violente entre ceux qui « méritent » considération et les autres, pourtant victimes des premiers.
C’est particulièrement voyant à Paris, ville autrefois populaire, dans laquelle, à part la masse de gens appartenant au « monde de la culture » qui, par leur éventuel capital symbolique, peuvent faire illusion sur leur appartenance à la « classe agissante » (entendez classe dirigeante et possédante), le reste de tous ceux qui font marcher cette grande capitale demeurent dans le plus complet anonymat, la plus complète invisibilité. Paris est devenue le comble de la représentation, avec ses personnages sous projecteurs, puis, entre les moments de spectacle, le travail silencieux des milliers de gens discrets et modestes, sans éclat mais tout en dignité, qui font vraiment fonctionner le mécanisme implacable de leur propre exclusion. La modernité du Scapin de Molière à cet égard est "frappante", montrant au public la marche à suivre, à savoir flanquer les coups de bâtons et mises en sac que méritent amplement les maîtres, si possible dans des inversions de relation de domination ridiculisant particulièrement les abus des maîtres, apprenant à tous les éléments de l’égalité.
Phénomène similaire observable dans la santé publique, où, comme l’explique particulièrement bien la chercheuse en sociologie des sciences Annie Thébaud-Mony dans son ouvrage "La science asservie, Santé publique, les collusions mortifères entre industriels et chercheurs (La Découverte 2014), tout est fait pour orchestrer le déni scientifiquement "étayé" des preuves de la toxicité des productions industriellement lucratives à leurs propriétaires et actionnaires : dans l’essence au plomb, comme pour la radioactivité, comme pour les pesticides, comme pour l’amiante, pendant presque un siècle, les impunités des possédants et des gouvernements à leur service pour les dizaines de milliers de morts et de futurs centaines de milliers de morts à venir, provoquées en connaissance des dangers, constituent des sommets d’imposture criminelle.
Par exemple ceci, 80 % des profits réalisés au cours de l’exploitation de l’amiante l’ont été après 1962, c’est-à-dire lorsque précisément les dirigeants et gouvernants avaient toutes les preuves scientifiques de la toxicité mortelle certaine de ce matériau dont ils tiraient profits et carrières prestigieuses. Les éléments d’enquête montrent également que les 20% de bénéfices issus des premières décennies d’exploitation de ce matériau s’effectuaient au prix d’une morbidité ouvrière ou des riverains qui n’aurait pas dû laisser indifférentes ni incrédules les familles de possédants des usines qui confinaient leurs salariés dans des conditions de travail indignes et incroyablement mortifères, même au regard des critères peu informés de l’époque.
C’est la même chose pour les irradiations du projet "Manhattan" envers les populations civiles indiennes de la réserve dans laquelle furent effectués les premiers essais de la bombe atomique. Même chose pour les centaines de milliers de victimes immédiates et différées d’Hiroshima et Nagasaki. Idem pour de nombreux accidentés du travail, qu’ils soient chercheurs, techniciens ou ouvriers. Certains eurent droit à leur insu et contre leur consentement à des infiltrations de plutonium, en tant que cobayes humains réfractaires, alors que l’on découvrait que la demie vie du plutonium, source de dérèglements biologiques irréversibles et mortels, est de 24 000 ans. Mêmes mensonges dans des campagnes de falsification des données scientifiques, soit non recueillies, soit cachées, soit détruites, et lors de médiatisations orchestrées depuis le sommet avec la caution de grands scientifiques rétribués pour cela.
Même déni des entreprises et autorités françaises pour les victimes, soldats ou civils, des essais nucléaires en Algérie et en Polynésie. Même déni pour l’accident de Tchernobyl, dont les poussières hautement radioactives, selon les autorités politiques et scientifiques autorisées, freinèrent puis « s’arrêtèrent exactement à la frontière » de notre beau pays (sous entendant sans doute par là que si d'autres pays n’avaient pas eu cette chance miraculeuse, cela n’était, pour autant, pas plus grave que cela). L’histoire continue avec Fukushima, et tant d'autres dérégulations, sous-traitances puis démantèlements en cours, au nom de la profitabilité à court terme de la technologie laissée à ceux qui n’en veulent tirer que de la « monnaie » (on se croirait encore dans une pièce de Molière, la gaîté en moins !).
Le dernier livre d'Éric Sadin « La vie algorithmique, critique de la raison numérique » paru aux éditions L’Échappée en 2015, situe parfaitement le cauchemar bien réel dans lequel ce même esprit d’entreprise dominant et parfaitement invisible dans ses capacités objectives d’action sur le monde à notre insu ou contre nos volontés, est en train de nous plonger sans presque aucune perspective appréhendable d’échappée (justement). Notre vie est actuellement sous l’emprise exponentiellement dominante et agissante de formules automatiques, de capteurs, d’algorithmes, outils de mesures numérisés discrets entièrement dédiées à optimiser la rentabilisation de la relation aux formes de contrôles de la profitabilité, avec ses corolaires sécuritaires ultra perfectionnés et glissés jusqu’à nos plus infimes échanges socialisés via les outils que nous manipulons chaque jour et à chaque instant.
L’oppression croissante de cette hégémonie totalisante donne envie de fuir, de rompre avec ces réseaux d’interconnections dans lesquels nous sommes pris, mais le retour au sensible, à l’immédiat, le retrait dans la vie des circuits courts et des courts-circuits n’est pas envisageable facilement pour tout un chacun. Et même si ma conviction est de plus en plus forte que c’est dans les gestes immensément généreux des paysans en agrobiologie que se joue une part de la sauvegarde de l’humanité (genre humain, mais aussi humanité des relations aux gens et aux choses réelles de terrains ainsi préservés partiellement), je crois aussi que toutes les possibilités de création et de résistance résident dans le politique, et donc partout. Cette agrobiologie est de toute façon elle aussi menacée par le nivellement historique des normes environnementales auquel donnera lieu le TAFTA, qui risque d’anéantir radicalement ces efforts généreux, sans possibilité de luttes de masses suffisamment puissantes. Lire l’excellent livre de Thomas Porcher et Frédéric Farah, « Tafta, l’accord du plus fort », paru chez Max Milo en 2015. Conçu pour alimenter l’intervention des citoyens sur ces questions qui déterminent le monde de demain dans ses moindres manifestations, ce livre est extrêmement concis, précis, clair et … préoccupant.
Contre la progression exponentielle des imprégnations technologiques et policières planétaires, les délires obscurantistes, rétrogrades, fanatiques et xénophobes, les destructions massives du monde par des pouvoirs économico-politico-médiatiques omniprésents mais demeurant essentiellement invisibles, seule - partout où le fracas des armes n’écrase déjà pas tout - la reprise de relations politiques entre les gens ordinaires pourra créer un inattendu positif, c’est-à-dire une espérance.
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