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L'amour du design, la mort du design
Il y a un excès dans le soin avec lequel je crains que beaucoup de mes concitoyens investissent l’aménagement de leur appartement ou leur maison. Un véritable marché accompagne et stimule cet excès, dans l'exacte mesure où il permet d’en tirer un profit. Or il me semble qu’une juste économie pourrait judicieusement inspirer chacun. Une fois atteinte l’optimisation de l’inertie aux écarts thermiques ; une fois reconnu que sont choisis les matériaux les moins toxiques, impactant le moins l’environnement ; à ce moment, les considérations esthétiques deviennent presque superflues. Non pas qu’elles ne jouent pas dans la qualité de la vie. Disons que le respect des consignes fondamentales citées plus haut apporte déjà l’essentiel de l’esthétique et avec lui, de l’éthique. Tout le reste n’est ni urgent, ni nécessaire ; il vient en vivant dans les lieux.
Or j’ai fréquemment observé que des propriétaires se passionnaient excessivement, souvent avant même d’emménager, pour la « déco » de leur appartement ou de leur maison. J’en ai vu prendre un soin maniaque à telle ou telle finition, à tel caprice obsessionnel ou douteux, à telle complication coûteuse, à telle imitation d’une mode sans intérêt. J’en ai vu dépenser des mille et des cents, se ruiner même pour un « produit », on meuble ou des accessoires de luxe.
Que cherchent-ils avec tout ce supplément d’âme ? N’y a-t-il pas moyen d’être heureux sans ces objets encombrants en plus ? Sans ces imageries qui dégénèrent la beauté de la simple économie domestique ? N’ont-ils pas justement, ces « habitants », une âme pour habiter leur lieu ? N’est-ce pas à l’âme d’apporter ce qui fait que l’on sent que le lieu est habité d’une présence, d’une vie, d’une honnête et chaleureuse ambition au bonheur ?
Le design est-il ce marché d’objets tarabiscotés ou bien est-il justement cette éthique économique cherchant le plus juste équilibre entre les moyens que nous demandons à la terre pour nous abriter et notre temps de vie sur celle-ci ? Cela ne signifie pas pour autant indigence ou absence d’imaginaire. Au contraire, cela prescrit une forme de vie adaptée, qui concilie plusieurs contraintes en une harmonie de vie.
Un écho à ce que je viens de dire sur l’habitat, vient de l’auteur américain Charles C. Mann , au sujet de notre relation à l’écosystème, dans sont excellent ouvrage, 1491, Nouvelles révélations sur les Amériques avant Christophe Colomb, paru chez Albin Michel en 2007 (p.370) :
« Penser que la nature n’est pas normative ne revient pas à accepter tout et n’importe quoi. Nos angoisses découlent de la confusion entre le concept de « nature sauvage » et l’espace de la forêt. Il convient en fait d’appréhender un paysage comme une arène dans laquelle interagissent les dynamiques naturelles et sociales, un agencement qui, par définition, échappe partiellement à ceux qui l’ont mis en place.
Les Amérindiens ont organisé le continent comme ils le jugeaient bon, et les nations modernes devraient faire de même. Si leur but est de reconstituer autant que possible le paysage de 1491 (avant l’arrivée de Christophe Colomb, ndlr.), il leur faudra créer les plus vastes jardins que la terre ait jamais portés. Nombreux sont les outils qui permettent d’aménager un jardin, et il peut répondre à des besoins très divers, mais il est nécessairement le fruit d’une collaboration avec les forces de la nature. Rares sont les horticulteurs qui aspirent à restaurer ou à reproduire le passé, et aucun n’est totalement maître du résultat. C’est dans le dessein d’engendrer de futurs écosystèmes qu’ils mettent à contribution leurs outils les plus performants et la somme de leurs connaissances.
S’il y a un enseignement à tirer de tout cela, c’est que notre compréhension des premiers occupants du continent ne doit pas nous inciter à ressusciter les paysages d’autrefois, mais à modeler un environnement qui convienne à notre futur. »
Dans ce futur, je ne crois pas qu’il y ait une place à la mystique de la valorisation que nous connaissons aujourd’hui. Il ne s’agira plus je crois de faire valoir des différenciations métaphysiques entre des objets à l’usage des gens ; il ne s’agira plus non plus de chercher à créer des différenciations artificielles aussi importantes qu’aujourd’hui. Chacun pourra exister parmi et avec les autres, sans distinctions particulières de richesse ou de statut. Chacun pourra avoir bien sûr une originalité individuelle, une qualité irremplaçable qui seront respectées. Mais cela ne pourra pas avoir la prévalence que nous leur connaissons aujourd’hui. D’autant que, soyons précis, ce point de rareté auquel se complaît le monde capitaliste pour valoriser à outrance certaines choses produites plutôt que d’autres, qui est un contournement total de l’éthique du Bauhaus à l’origine du Design, n’a pour unique finalité que d’aiguiser la démarcation de classe entre ceux qui ont le plus largement les moyens financiers de se payer le superflu et tous les autres, relégués dans le monde du deuxième ou troisième choix (dans les meilleurs des cas).
Des œufs, par exemple, produits pour la consommation courante, ne pourront faire l’objet d’une différenciation de qualité basée sur la capacité d’une minorité de la clientèle à payer cette qualité, laissant tous les autres obligés de se contenter d’une mauvaise qualité, comme c’est le cas malheureusement aujourd’hui. Il sera possible de fournir, pour des œufs de poules, à tout le monde le standard de qualité optimal qui est déjà connu : des poules élevées en plein air dans une large aire d’espace sans nuisances, et nourries d’aliments sains et produits dans le respect des règles agro écologiques, et par conséquent sans aucun recours à des produits chimiques ou manipulés génétiquement. Ce sera l’évidence, et il n’y aura plus à revenir là dessus en principe. On voit bien là le chemin qu’il reste à parcourir pour en arriver à cette simple justice, et combien les apôtres d’une économie non soumise aux règlementations édictées pour le bien commun, sauront d’ici-là faire tout ce qui sera en leur pouvoir (étendu !) pour empêcher cet avènement, avec l’aide de leurs auxiliaires politiques que nous voyons encore aujourd’hui à l’œuvre à plein temps.
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