-
La vie démocratique d'Emmanuel P.
J’avais choisi la rentrée des galeries pour coller mon tout nouveau matériel d’affichage dans le quartier du 3ème arrondissement de Paris. C’est celui où, paradoxalement, les murs, larges et nus, magnifiques, sont les plus propices à l’affichage. Cet écrin des hôtels particuliers pour valoriser de l’art, était il n’y a pas si longtemps, habité par des très pauvres, et occupé depuis par ceux qui ont su, expulsant doucement leurs prédécesseurs, valoriser à outrance le prix de leurs chers mètres carrés (voir le livre Paris sans le peuple, la gentrification de la capitale, Anne Clerval éditions La découverte 2013) pour en faire des coffres forts immobiliers (« c’est si pratique, si central, tout est à proximité… ! »).
En procédant à ce dernier collage, devant témoin, j’ai pu mesurer l’agressivité des bourgeois lorsqu’on affiche sur ce qu’ils considèrent comme leur propriété, les murs extérieurs donnant sur la rue. Pour un peu, la rue toute entière serait à eux, l’air que l’on respire, le temps qu’il fait, tout ! Surtout si ces messieurs bien élevés pouvaient en tirer encore bénéfice !
Cela me rappelle un excellent petit livre de Karl Marx « la loi sur les vols de bois » paru aux éditions des Malassis 2013. Marx y explique à ses contemporains, ce qui lui valut l’interdiction du journal La Gazette Rhénane, par décision du conseil du Cabinet de la Diète, comment les propriétaires de l’époque (je parle des grands propriétaires cela va sans dire) qui siégeaient majoritairement (c’est toujours plus sûr) à la Diète, décidèrent de fixer une loi qui punirait de peine de prison, de galère et de mort sociale, tout délit de vol de bois dans leurs propriétés. Il faut dire que ces gens avaient beaucoup de bois, et que leurs contemporains dans leur plus extrême majorité (je reviendrai avec plaisir sur ce mot extrême ultérieurement), n’en avaient point du tout.
Or, comme tout phénomène d’inertie, les sans-bois avaient tendance, pour se chauffer l’hiver et cuisiner en toute saison, de venir dans les propriétés des dits propriétaires leur subtiliser du bois mort, celui tombé des arbres. Ces propriétaires voulaient que la loi serve leur intérêt et non qu’elle servit le bien public. Comme aujourd’hui le MEDEF écrit les lois qui intéressent exclusivement les intérêts privés des milliardaires et eux seuls, et que de cela justement le pays meurt à petit feu, ces gens tout puissants écrivaient les lois, dans le sens de leur intérêt. Qu’importe que le bois mort, par définition, ne soit plus adhérant à l’arbre propriété du propriétaire ni n’en ait été détaché par la force humaine des petites gens, le crime était d’avoir volé ce bois mort, tombé à terre. La lutte frontale entre les traditions communautaires qui voulaient justement depuis des siècles que le bois mort fut la propriété de ceux qui le ramassaient, de même que les grains tombés des charrettes des moissons soient propriété des pauvres gens qui marchaient derrière les convois, signifiait que l’atteinte au droit de propriété et à tout ce qui en valorise les possessions des possédants est un crime à leurs yeux et doit être puni de la plus cruelle des manières.
Il y eut sans doute, après cette loi que Marx désosse de si belle manière, des milliers de pères de famille envoyés aux galères y mourir, laissant leur femme et enfants dans la plus extrême détresse pendant des années de misère éternelle auto perpétuée, mais heureusement, le droit des propriétaires était sauf. Et c’est cela uniquement qui comptait.
Ici, nous sommes à Paris deux siècles à peine plus tard, mais finalement la ressemblance est éclatante. Un de ces bourgeois, me dit : Monsieur c’est une propriété privée ici ; je lui fais remarquer que si la valeur au mètre carré de son appartement était si élevée, c’était sans doute parce que Paris avait la réputation unique d’être un lieu de culture, réputation et valeurs obtenues parce qu’il y a dans Paris des … artistes ! Alors oui, pour ce Monsieur, les artistes font des beaux objets pour enrichir des collections de riches propriétaires qui spéculent sur la dette souveraine du Portugal, ou sur les céréales par temps de disette du fait de la hausse des cours du blé. Mais ces gens de bien ont un sens de l’ordre, et un artiste, cela reste dans sa boîte, et les plus valorisés (des gens nombreux travaillent à cela) si possible dans son coffre fort… Là est sa seule place. Le reste n’est pas de l’art et n’a sa place nulle part, en tout pas sur les murs de la ville, la cité, puisque celle-ci est à eux seuls la possession et l’objet de valorisation exclusive.
Un autre à qui je tenais le propos sur mon affiche drapeau français : "vous trouvez que coller des affiches c‘est sale, mais le bruit des bottes ne vous dérangera pas dans deux ans, du moment qu’elles seront impeccablement cirées". Il me répondit : "oh, vous employez des arguments extrêmes". J’aurais dû répondre que c’est la modération apparente de sa caste qui est extrême, à rester inactive tant que les affaires sont à son avantage exclusif. N’est-ce pas en effet un extrémisme que cette solidarité des très riches pour défendre la « propreté » de leur cadre de vie afin de cacher la réalité sociale calamiteuse, reléguée aux confins, dont ils sortent, comme le dit Waren Buffet (avec moins d’hypocrisie), le plus légalement du monde, « gagnants » !
Un autre me cria : « je suis de votre côté mais non !, ne collez pas vos affiches ! ». Je lui répondis : vous dites que vous êtes de mon côté mais vous ne l’êtes pas en fait ! » Je crois en effet que ce monsieur est du côté de la valeur de son appartement, de la propreté de son quartier dont tous les pauvres sont exclus « proprement », par le processus « naturel » (contre lequel on ne peut par définition rien) de la hausse du prix du mètre carré. Ce monsieur me demanda de décoller « plus tard » ces affiches. Je lui dis que je croyais en la « grâce » et étais persuadé que, « par des voies mystérieuses et impénétrables », ces affiches allaient s’arracher toutes seules dans un très proche avenir une fois que j’aurai le dos tourné (ce qui n’a pas manqué) !
Mais c’est le célèbre galeriste parisien Emmanuel P., qui migra il y a quelques années du 13ème arrondissement pour celui-ci plus favorable à ses affaires et dont les artistes sont incontestablement excellents, qui apparut dans la plus belle lumière révélatrice de cette belle journée de collage. Emmanuel P. s’est approché jusqu'au bout de l’Impasse Saint Claude tandis que je m’employais à coller mes affiches et pendant qu’un ami me filmait. Il chercha ses mots pour m’interdire de coller mais il sut le dire finalement assez fermement, essayant même, par derrière, de se saisir de l’appareil et d’empêcher la prise de vue de mon collage par l’ami qui filmait (et sut heureusement résister à ce geste). Bref nous résistâmes à cette menace (il me filma avec son téléphone mobile comme pour me menacer d’une réclamation à la police): https://www.facebook.com/video.php?v=259602720830282 Pour finir, il dût repartir vers son « domaine » comportant des centaines de mètres carrés de ses deux galeries situées, l’une donnant dans l’autre, dans le quartier de plus branché de Paris. À croire que pour Emmanuel P., ses galeries ne lui suffisent pas, et qu’il lui faut aussi désormais avoir le contrôle total sur la rue. Pas d’affiches, pas de clochard, pas de Roms, de la propreté, et juste le commerce. Je crains, par mon collage, d’avoir fait ce soir baisser le chiffre d’affaire de notre homme d’environ 0, 00033 %, ce qui, certainement, n’est pas négligeable !...
Je ne nie pas que je colle de manière "sauvage". Mais entendons-nous bien, je suis en contact depuis plus d’un an avec les services de l’adjoint au maire chargé de la culture de la ville de Paris pour demander que soit réalisé un projet que j’ai conçu de panneaux d’affichage libre dans les différents arrondissements. Car il faut savoir que Paris, capitale de l’art et métropole unique au monde par son riche passé historique (qui n’était certes pas que des histoires de rois), n’a, pour le moment, AUCUN panneau d’affichage libre. Pour une ville démocratique, voilà une ville démocratique ! En tout cas, marchands, propriétaires, spéculateurs, zélés serviteurs des fortunes déjà acquises, vous pouvez dormir tranquilles : la ville de Paris veille à conserver l’aspect d’un écrin muséal le plus aseptisé, le plus glamour, le plus neutre pour faire monter la cote de vos possessions mobilières et immobilières. Vous êtes entre de bonnes mains ; celles, invisible, de la loi du marché qui achète tout, même les politiques de gauche !
Pourquoi donc les artistes, qui ne sont pas tous certains d’entrer dans les coffres de ces collectionneurs dont les liquidités proviennent en grande partie de leur soustraction à l’impôt et du durcissement des dérégulations qu’ils obtiennent « légalement » sur le monde du travail et permettant d’extraire encore plus de plus value de diverses manières parfaitement invisibles aux yeux de ceux qui en sont les victimes, je veux dire les gens ordinaires ; pourquoi, donc, les artistes, qui sont nombreux à Paris à manger de la vache enragée, ne procèderaient-ils pas à une petite occupation – pacifique et expressive, artistique et politique – non pas de Wall street, mais – c’est tout comme – de fric street ?
Est-ce qu’une affiche comme celles que je propose, dont deux au moins seront présentées à la fête de l’Humanité la semaine prochaine (Ah, il s’est trahi !) est un véritable enlaidissement des murs, et est-ce abrutissant, est-ce grossier ? Mon avis est que cela ne l’est pas autant que la plupart des programmes de Télé Bouygues aux heures de grande écoute (vous vous souvenez « ce que nous vendons à Coca-cola, c’est du temps de cerveau disponible » ? … C’est Télé Bouygues, et personne n’y trouve encore rien à redire). C’est légal, c’est propre, comme les PCB, les OGM et les pesticides de Monsanto, et les affaires continuent ! Et avec les bénéfices, les actionnaires, que font-ils ? Ils achètent de l’art contemporain. La boucle est bouclée. Alors monsieur, avec vos affiches, « bouclez-la ! ».
-
Commentaires