• Lointain proche

    Alors que l’actualité ploie sous l’avalanche de nouvelles calamiteuses, révoltantes ou angoissantes, l’  « Histoire des relations entre juifs et musulmans des origines à nos jours » écrit par des éminents spécialistes internationaux sous la direction de Abdelwahab Meddeb et Benjamin Stora (Albin Michel 2013), nous apprend des choses surprenantes.

     

    Ainsi l’article de Marina Rustow, professeur-associée au département d’histoire à l’université John Hopkins de Baltimore (Etats-Unis), où elle également titulaire de la chaire Charlotte Bloomberg (…).

    On y découvre les relations des juifs avec les musulmans dans l’Orient islamique. «  L’islam a non seulement transformé le judaïsme, mais il lui a permis de s‘affirmer et de se transformer » (p.77). « L’arabe devait demeurer la principale langue vernaculaire juive jusqu’à la fin de l’époque médiévale  (p.88) ». « Transmettre un savoir par l’écrit constituait pour la mentalité juive une véritable révolution (p.89). »

    Le papier, inventé en chine au premier millénaire et en usage en Asie Centrale au début du VIIIème siècle, les Abbassides construisent leurs premiers moulins à papier dès le 8ème siècle afin de « produire le matériau indispensable à la bonne marche de leur administration. »

     

    On y apprend la découverte de centaines de milliers de pages de textes manuscrits juifs  conservés au Caire dans ce qu’on appelle une geniza. « Une geniza, ou plus exactement une « beit geniza », est  une pièce où l’on entrepose les textes en caractères hébraïques lorsque l’usure les a rendus inutilisables ou encore, dans le cas de documents, lorsque l’affaire qu’ils concernaient a été menée à son terme » (p.99)

     

    « Depuis Bagdad, le papier se diffusa vers l’ouest, s’imposant en Syrie et en Égypte au début du Xème siècle comme le support d’écriture préféré, tant pour un usage quotidien que pour les compositions savantes. Même l’Égypte, qui avait fabriqué du papyrus pendant des millénaires, finit par reléguer celui-ci au rang de papier d’emballage pour cesser enfin d’en fabriquer au XIIIème siècle. Du Xème siècle nous sont parvenus non seulement les premiers documents sur papier du monde islamique, mais aussi les plus anciens documents juifs préservés en quantité suffisamment importante pour qu’on puisse à partir d’eux reconstituer toute une société. Sur les trois cent mille folios retrouvés dans geniza du Caire, qui courent de 950 à 1250, une minorité non négligeable, c’est-à-dire plus de quinze mille, consiste en lettres, contrats, dépositions, listes officielles, comptes, reçus et autres sources documentaires. La plupart sont sur papier, même si certains sont sur parchemin, comme les contrats de mariage (ketubot) ou de fiançailles, les lettres de divorce (gittin), ou encore certains type de contrats légaux de toutes sortes pour les musulmans. La geniza a mis au jour le rôle que jouait l’écrit dans la vie quotidienne : il n’était pas cantonné à la transmission et à l’enseignement d’œuvres littéraires mais était employé pour tout une gamme de transactions.

    Un type particulier de documents – les lettres – témoigne d’une infrastructure postale bien organisée à l’échelle de l’empire. Si les juifs communiquaient déjà par courrier à l’époque romaine, tout comme les païens et les chrétiens (que l’on songe aux Épîtres du Nouveau Testament), le réseau postal mis en place par les Omeyyades et largement développé par les Abbassides donna naissance à un maillage de routes, de relais, de caravansérails et de ports qui facilita la transport de personnes, d’objets et de communications écrites, et efficaces, d’un lieu à l’autre. » (p.89)

    « Bagdad, à son âge d’or, c’est-à-dire au tournant du Xème siècle, compta jusqu’à cinq cent mille âmes. (…) Bagdad s’affirma rapidement comme le lieu de résidence des savants les plus importants de l’époque. Les salons littéraires se multipliaient et une multitude de traductions du grec, du persan et du syriaque en arabe faisaient découvrir à un nouveau public les œuvres philosophiques et scientifiques de l’Antiquité. La vie culturelle était loin d’être exclusivement musulmane : s’il est vrai que Bagdad attirait les juristes et théologiens musulmans les plus réputés de l’empire, les chrétiens jouaient un rôle vital dans la traduction de l’héritage grec classique tandis que des juifs comptaient, dès le XIème siècle, parmi les pionniers du kalam ou raisonnement spéculatif. » (p.103-104)

     

    Ces lignes nous disent que loin de se réduire à la vision réductrice des esprits de haine intégriste qui polluent nos sociétés modernes, la coexistence et l’interaction des différentes confessions au service de l’intelligence commune agissaient à plein.

     

     

    D’autre part, ce long processus de coexistence entre diverses confessions religieuses ne serait pas complet s’il omettait la contribution à l’intelligence des choses – en particulier scientifique –par le courant philosophique non religieux, matérialiste. Sur ce lien http://glecointre.mnhn.fr/docs/068_Charbonnat-prefaceGL.pdf , écrit par le chercheur en sciences de l’évolution au Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN), Guillaume Lecointre http://glecointre.mnhn.fr/index.html, on appréhende bien le projet du livre de Pascal Charbonnat dans son livre Histoire des philosophies matérialistes (© Editions Syllepse, 2007, 650 pages www.syllepse.net).  

     

    Car s’il est exact que des savants et des sommités appartenant à diverses religions ont, pendant des siècles, alimenté de leur travail considérable le patrimoine de l’humanité de réflexions, d’exégèses et d’œuvres permettant de transmettre, par leur relecture des textes plus anciens mystiques ou philosophiques, une filiation réflexive d’une profondeur inimaginable, il est vrai également qu’une infinité de destinées de personnes dévouées, perspicaces, souvent géniales et héroïques ont contribué d’autre part à faire évoluer petit à petit les conditions de la vie sociale.

    C’est ce que l’on peut mesurer en consultant le « Maitron »  http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/ , qui réunit près de 150 000 notes biographiques de personnes très diverses qui ont joué un rôle, souvent de manière anonyme, dans le progrès social commun à tous les hommes en France et dans quelques autres pays en particulier l’Algérie. Ces gens n’accouraient pas à la cour des empereurs ou des puissants, mais combattaient plutôt la tyrannie en résistant là où ils se trouvaient, leur vie durant, et souvent au prix fort.

     

    En art, la question se pose en termes homologues : peut-on en rester à une conception cantonnant l’art au domaine de l’exposition d’œuvres interrogeant ou dérangeant un état du monde tout en se rangeant résolument du côté de la clientèle aisée ? C’est bien ce qui apparaît dans la mise en parallèle des deux discours d’un artiste français en vogue, Xavier Veilhan d’une part, et le jeune sociologue Nicolas Jounin http://culturebox.francetvinfo.fr/des-mots-de-minuit/511-nicolas-jounin-et-xavier-veilhan-loeil-et-loeil-socio-et-art-visuel-204066 . Aux expérimentations audacieuses sur le terrain social du sociologue répond, pour une fois, une impression de limitation des moyens de l’artiste au seul domaine de la relation privilégiée à des personnes de catégories privilégiées. Si l’ont met de côté le travail de commande publique s’effectuant tout de même sur la base d’une notoriété assurée conjointement par le marché et les institutions, le travail de l’artiste avancerait assez désarmé face  à la puissance financière, s’en remettant à ses propres outils pour intercéder une validité globale de la démarche.

     

    Même si j’apprécie la puissance de travail de cet ancien camarade de prépa que fut pour moi Xavier Veilhan, et surtout son incomparable capacité à s’entourer et à s’introduire, autres conditions d’un travail qui s’impose une place privilégiée, cela ne me semble pas nécessairement le positionnement le plus juste, même du point de vue de l’art. Je ne perçois pas particulièrement d’éléments dans cette production qui soient de nature à « ouvrir les yeux », à créer ce que Bourdieu appelle une « révolution symbolique » en parlant de Manet ou ce que Rancière analyse dans son essai sur Flaubert, surtout à l’attention des plus démunis en capital social et culturel. Je vois plutôt, sans méchanceté, une capacité à répondre parfaitement aux attentes de la hiérarchie institutionnelle du monde de l’art, relayée d’une autre capacité, à répondre cette fois, petits frémissements mis à part, aux attentes de valorisation de leur propre prestige de classe, des possédants les plus notables.

     

    Il serait pour moi au contraire intéressant de générer une relation un peu moins lubrifiée aux attentes des puissants. Je parle de ceux-là et de leurs agents que l’on retrouve en circuits fermés, dans les meilleures foires internationales ou dans les fondations, les vernissages prestigieux, où l’on reste exactement comme dans les quartiers riches étudiés par les Pinson Charlot  et maintenant par Nicolas Jounin, entre soi (étudiants et artistes en recherche de contacts de carrière mis à part). L’intégralité du reste de la population et surtout celle qui ploie sous la misère (un enfant sur cinq en France vit en dessous du seuil de pauvreté en France en 2013) est mise à l’écart de ces relations étincelantes, insolentes de richesses, pour des productions qui ont tout de produits de luxe, pour citer l’appel recopié dans le billet précédent intitulé « Choix ».

     

    Du dire au faire, il y a certes une distance qui n’est pas facile à franchir, surtout justement lorsque l’on doit se passer des soutiens de grands noms du business de l’art. toutefois, c’est là je crois que se trouve un terrain d’action sur lequel l’art pourrait trouver un terrain de recherches peut-être moins brillantes, mais aussi, disons, moins portées à passer la brosse à reluire à un système obsolète et dangereux pour la société entière. 

     

     

     

     

    Lointain proche

     

    Joël Auxenfans. Projet de troisième bois pour Paris. Intégré au programme de la candidate Danielle Simonnet pour les élections municipales de 2014. http://www.daniellesimonnet.fr/joel-auxenfans-artiste-paysagiste/

     

     

     

     


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