• Sauve qui peut

    Ne peut-on  pas convenir qu’un certain nombre de choses présentes dans l’espace public n’ont pas tant que cela  besoin de création ? Certaines choses déjà réalisées  et réussies devraient être simplement reconnues comme des solutions abouties et satisfaisantes et ne devraient pas nécessiter automatiquement de remplacement par des solutions moins bonnes, coûteuses, et occasionnant beaucoup d’efforts de création pas vraiment à la hauteur. C’est un créateur qui vous le dit !

     

    Prenons les bancs publics. Les bancs traditionnels (à quelle époque furent-ils dessinés ? XIXème siècle, … ? ) en lattis de bois vissés à l’envers sur deux fers plats courbés en arabesque présentent un contact agréable lorsqu’on s’y assied, quelque chose d’à la fois stimulant pour la circulation et chaleureux, doux, familier, presque musical. En outre, ils ne consomment que très peu de matière et sont faciles d’entretien, légers à démonter et à remplacer ; ils sèchent vite à l’air et ne renvoient pas de sensation d’humidité parce que leur masse est presque nulle. Ils se réchauffent au premier rayon de soleil. Leur forme, transparente, renvoie un agréable reflet dans un parc ou sur un trottoir. On s’y trouve bien, la courbe de l’assise et du dossier – continue – épouse magnifiquement la forme du corps, que l’on s’y trouve assis ou couché. Périodiquement, des employés communaux retiraient ces bancs pour leur donner une couche de peinture de ce vert franc ou profond ; c’est pour diminuer le temps d’entretien que l’on a sans doute cherché d’autres solutions. Je ne vois pas à présent de solution plus satisfaisante pour les parcs et jardins. Je veux bien me pencher plus avant sur la question si l’on me missionne, mais en termes fonctionnels, esthétiques et de développement durable, on n’a, il me semble, pas encore fait mieux.

     

    Sans parler du design spécialement conçu pour empêcher le stationnement des sans abris –  car il s’est trouvé des designers payés  pour concevoir des anti lieux, à l’abri d’immeubles, avec pierres saillantes pour repousser les pauvres, des bancs en position presque debout pour ne pouvoir y séjourner, des accoudoirs au milieu d’un banc  pour empêcher riches et pauvres de s’allonger, etc. –, on peut parler de ces ratés incroyables. Ces groupes de chaises en fonte d’aluminium sur les quais de gare, qui emmagasinent le froid l’hiver pour vous geler les fesses, et sont séparées pour empêcher de s’allonger. Tous ces objets qui prétendent faire mieux que l’ancien objet pour en réalité faire beaucoup moins bien, et souvent pour beaucoup plus cher, sont créés d’après un cahier des charges qui cherche le clinquant technologique avant la réponse aux besoins ergonomiques, humains et sociaux.

    Pour reprendre l’exemple du banc public, ceux du parc de Sceaux, d’apparence minimaliste, proposent une assise faite de deux grosses poutres massives et un dossier d’une seule barre épaisse et monumentale. Résultat : l’humidité des jours de pluie s’accumule et se restitue lentement au corps. Probablement le banc ancien serait mieux, moins lourd, plus sec, moins coûteux et plus gracieux.

     

    Autre exemple : les corbeilles à papiers extérieure. L’élégante corbeille de forme campanulée ajourée à fines lignes de fers plats reliant la base au bord du sommet présentait plusieurs avantages : élégante, transparente, discrète, légère à soulever pour les jardiniers, elle avait une forme ouverte qui aidait à y jeter  les déchets. Depuis, toutes sortes de solutions lourdes, par exemple en blocs de fonte d’aluminium articulés, ont vu le jour. Certaines, dessinées dans un style ampoulé et pseudo technologique, genre « vaisseau spatial » ou « squale », pour remplacer les corbeilles anciennes, ou d’autres, énormes silos massifs, cylindriques  et opaques, avec une ouverture étroite en haut, n’ont finalement pas fait mieux et coûté beaucoup d’investissement. Avec les alertes à la bombe des années 90, on a compris que ces masses constituaient des bombonnes explosives dangereuses. Pour finir, on remarque aujourd’hui sur l’île de la Cité à Paris, près du marché aux fleurs, des corbeilles contemporaines, qui tentent d’imiter l’ancienne corbeille campanulée. Là aussi, moins satisfaisantes que l’ancienne, elles montrent au moins combien la première idée était bonne.

     

    Est-ce à dire que nous devrions désormais renoncer à créer et nous entourer de « fontaines wallaces » en fonte et d’objets d’antiquaires nous situant dans un « hors temps » ou plutôt dans une époque datée, celle du début du XXème siècle ou même du XIXème siècle ? N’y aurait-il plus place à la création dans l’espace urbain ? Je n’irai pas jusque là. Les architectes, les artistes, les designers d’aujourd’hui peuvent parfois produire de très bonnes choses, capables de prendre la relève et de nous ouvrir sur notre présent et notre futur. Mais reconnaissons qu’il y a souvent des ratés et qu’il n’y a pas automatiquement besoin de recourir à une création pour un espace collectif agréable et humain. Très souvent, il y a à la base des productions modernistes, une méconnaissance de phénomènes physiques élémentaires, liés aux intempéries, au comportement dans le temps des matériaux, à une économie écologique. Cette méconnaissance s’accompagne souvent d’une prétention grandiloquente, soumise à certaines modes, vieillissant vite et qui ne repose pas sur une recherche de simplicité, une écoute des savoirs faire, une économie, une rusticité qui n’exclut ni grâce ni finesse.

     

    Dans un domaine apparemment très différent, des observations similaires peuvent être faites. Il s’agit de l’univers des livres pour enfants. On a l’impression qu’aux chefs d’œuvres de la littérature enfantine des années soixante et soixante dix (Gerda Muller, Albertine Delataille, …), notre époque ne parvient qu’à proposer aux petits enfants des livres sans consistance, voire grossiers. Il existe parfois une prétention que j’appellerais « analytique », qui, au mieux, espère faire passer aux tout petits des « notions » pédagogiques telles que contrastes et combinaisons de couleurs primaires, par des moyens visuels et narratifs d’une telle simplicité qu’on est tenté de parler de pauvreté.  Mais souvent, les histoires mêlent des clins d’œil au monde adulte que les enfants ne comprennent pas, allusions destinées à amuser les parents (qui lisent les histoires), mais qui interfèrent avec la plénitude de contenu de l’histoire enfantine. Cela crée un effet perturbant et manquant de franchise. Nos enfants de trois ans doivent-ils déjà s’habituer aux faux semblant de notre tumultueux « monde des affaires ». Non seulement les images sont d’une indigence incroyable, apportant une nourriture visuelle sans qualité, rappelant les expressions de dessins de presse adulte, sans aucun poésie, mais remâchant au contraire une sorte d’acclimatation à la veulerie stylistique ramassée dans une vulgarité acceptée.

    Mais les textes également sont dépourvus de toute construction, de toute musicalité, de toutes images. Le vocabulaire est pauvre ou bien avec de larges emprunts à la vie adulte, branchée, collant à une sorte de désenchantement sordide, entretenant dans un rapport hystériquement puéril ou exagérément accompagnant la vie de l'enfant d'un commentaire d'adulte qui n’a rien à voir avec l’innocence des enfants. Impossible d’échapper à cette sorte de monopole de la vulgarité prôné dès la crèche, accompagnés de titres à grands renforts d’onomatopées, sans doute faute de mieux et sans que personne ne semble prêter attention à cette misère généralisée. Les rayons jeunesse de la médiathèque dans ma ville en sont chargés à 90 %. Un rayon "ethnique", semble vouloir exiger des enfants qu'ils apprennent les valeurs universelles par le moyen d'initiation aux bonnes intentions antiracistes, ce qui en soi est une bonne chose  à l'ouverture sur le monde.  Mais cela est fait de façon si voyante, au détriment de la narration et du dessin, que l'on pense que les enfants pourraient comprendre  autrement ces idées. Les enfants n'ont pas l'imprégnation aux enjeux de l'actualité politique ou mondiale. Ils seraient beaucoup plus simple de leur raconter de vraies bonnes histoires, ni trop fantastiques, ni trop politiquement édifiantes.

    En général, ces livres  - grossiers ou chargés d'un bagage de bonnes intentions - sont de par leur forme et leur contenu, des produits jetables : passé l'usage et la "transmission" (dans le moins pire des cas) d'intentions pédagogiques, le livre n'a aucune qualité intrinsèque, aucune qualité d'objet, aucune qualité de livre. Alors que les livres illustrés par Gerda Muller et Albertine Delataille, avec des textes de Marie Colmont, édités par Flammarion dans les "Albums du Père Castor", issus de l'école nouvelle d'Antony née il y a cinquante ans, sont des livres que l'on garde et que l'on aime, que l'on conserve pour les utiliser encore pour les neveux ou pour les petits enfants.

    Sans doute les dessinateurs de livres pour enfants n’ont pas reçu la même formation en dessin et en peinture que leurs illustres prédécesseurs. Sans doute n’ont-ils pas la même connaissance de la nature, de la ferme, de la campagne et de la vie près des choses simples. L’univers des dessinateurs d’aujourd’hui est branché sur les médias, le mode de vie urbain. Rivé à une acception au second degré de tout et n’importe quoi sur un ton désabusé, il se cantonne à une approche réduite à l’essentiel, schématique, du monde animal et végétal, personnifiant les bêtes à outrance comme pour échapper à leur singularité bien réelle.

    Les « Babar » d’autrefois étaient poétiques, extrêmement bien dessinés d’une manière personnelle par Jean puis Laurent De Brunhoff ; les histoires étaient belles, charmantes, d’un humour léger et vrai. C’était sans compter avec l’appropriation des droits de Babar par Disney qui en a fait un filon, transformé instantanément à son contact, en quelque chose de conformiste, vulgaire, racoleur, bourré de films et de produits dérivés, le tout inscrit et pensé par avance dans une affaire purement commerciale  à l’échelle planétaire. Idem avec Winnie The Pooh (Winnie l'ourson), dont les illustrations géniales et les textes magiques en anglais ont été pervertis par Disney en un produit de consommation complètement galvaudé. Aujourd’hui, les rayons des magasins dédiés aux livres d’enfants croulent littéralement sous des horreurs et les sommets de bêtises du même ordre.

    À l’opposé parfois, on bascule dans une vocation encyclopédique forcée, ce qui n’est toujours pas l’univers des enfants mais celui des parents angoissés à l’idée que leur progéniture n’ait pas assez de connaissances techniques et lexicales pour « réussir dans la vie ». Même dans ces cas encyclopédiques, la langue est pauvre et sans musique et sans poésie, pas prise dans une narration imaginée et réaliste.

    À des rares exceptions près que j’avoue n’avoir presque jamais rencontrées, il règne dans l’univers de l’édition des livres pour enfant la même guerre concurrentielle et la même hâte commerciale réductrice empêchant les vraies expressions et l’exigence, que dans beaucoup  d’autres univers de production culturelle transformée en marchandise. Cela se voit, cela se ressent. Il reste à tenter de  préserver de cet envahissement avachissant les enfants d’aujourd’hui qui n’ont pas  particulièrement besoin que tel ou tel illustrateur se fasse un nom et s’arroge une place dans l’univers impitoyable de la lutte éditoriale. Ils ont juste besoin d’un monde vivable, d’un monde en lequel faire confiance et dans lequel il soit possible de tranquillement  rêver, espérer, trouver goût et formation pour leur caractère auprès de la digne vérité d’expression libres de talents, de rêveries, de textes et d’images.

     

     Quelques livres merveilleux de justesse, d'exigence et de talent pour nos enfants,... (suivis par quelques exemples de l'horrible et homogène production commerciale actuelle). 

     

     

     

     Les musiciens de Brême, d'après les Frères Grimm, dessins de Gerda Muller ; Albums du Père Castor Flammarion 1958;

     

     

     Les musiciens de Brême, d'après les Frères Grimm, dessins de Gerda Muller ; Albums du Père Castor Flammarion 1958.

     

     

     Un pantalon pour mon ânon, textes de Marie Colmont, dessins de Gerda Muller ; Albums du Père Castor Flammarion 1958.

     

     

    Cachés dans la forêt ; Dessins et textes d'Albertine Delataille ; Albums du Père Castor Flammarion 1957.

     

     

     

    Cachés dans la forêt ; Dessins et textes d'Albertine Delataille ; Albums du Père Castor Flammarion 1957.

     

     

     

    Cachés dans la forêt ; Dessins et textes d'Albertine Delataille ; Albums du Père Castor Flammarion 1957.

     

     

     

     

    Deux exemples actuels de l'école des loisirs. 

     

     

     

    Un type de dessins délibérément obscènes par leur grossièreté appauvrissante, vendu dans des jeux en Pologne, mais cette  esthétique est répandue pratiquement partout. 

     

     

     

        


  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :