• Soupçons

     

     

    Comme il se doit dans le mécanisme des préjugés, c’est sans même s'en rendre compte qu’un voisin, en mon absence, terminait un de ses laïus par l’expression « …comme tous ces fonctionnaires ». Autrement dit, tout fonctionnaire est par définition l’objet d’un soupçon : celui d’être un paresseux, un profiteur, un incompétent, un planqué, un poids pour la société.

     

    Ce point de vue part d’une position sociale différente, celle d’un actif de profession libérale, qui, lui, paie les URSAF, et doit toujours faire ses preuves pour gagner encore de quoi vivre par la suite, à la différence de « tous ces fonctionnaires »,  qui une fois recrutés, c’est bien connu, n’en « foutent pas une »…

     

    Sans parler de la violence d’une telle affirmation fondée sur le préjugé de principe, il faut regarder de plus près comment fonctionne un tel jugement :

    Premièrement, pour bien travailler, il faudrait risquer tout la temps la porte, ou la faillite. Quelqu’un dont l’emploi est sécurisé est donc forcément perçu comme tenté de paresser, de perdre la stimulation première, celle de la sanction de perte d’emploi, pour effectuer son travail efficacement.

     

    Deuxièmement, il n’est pas imaginé un seul instant dans cette affirmation, que précisément des gens puissent aspirer, pour justement bien faire leur métier, être débarrassés de l’exigence de rentabilité immédiate. Par exemple une sage femme, si elle peut vouloir être reconnue (voir la manifestation d’aujourd’hui à Denfert-Rochereau) dans son statut et son salaire, pour la valeur de son travail - qui n’est rien de moins que donner la vie – veut par dessus tout ne pas avoir à penser « combien je rapporte aujourd’hui ? » pour se consacrer au mieux à l’accueil des femmes enceintes et les aider au mieux à accomplir ce moment suprême de vie.

    De même un enseignant, s’il veut un salaire décent (cela fait dix ans sans la moindre augmentation, avec pourtant une vraie inflation), ne cherche pas à gagner plus en faisant son travail. C’est même par définition un travail qui demande de se désintéresser totalement de cette question. Le principe fondamental de l’enseignement est le désintéressement, la transmission ayant à elle seule, une problématique d’une complexité largement suffisante à occuper un professionnel dévoué.

     

    En revanche, examinons comment fonctionne celui qui doit gagner sa journée à tout prix, dégager du bénéfice, ce travailleur libéral, à la merci de tout retournement de fortune. Pour continuer et survivre, il devra sacrifier souvent sa vie de famille, voir peu ses propres enfants. A-t-on une idée du coût pour la société du nombre d’enfants en déficit de présence de leurs parents pour cause de travail surchargé ? Cela est difficilement chiffrable ; mais le coût en désarroi, en perte de repères pour ces enfants, que l’enseignant (tiens, voilà de nouveau l’enseignant fonctionnaire inutile) reçoit ensuite et doit aider, avec des classes à 32 élèves, à retrouver confiance, à ne pas perdre trop de chances de réussites académiques, doit être tout de même impactant sur la société.

     

    Comme ces agriculteurs non bio, qui se vantent d’avoir une affaire qui tourne, sans s’embêter avec  ces critères d’agro écologie, qui se gaussent de paysans bio qui échoueraient, et qui pour leur part, aspergent allègrement leurs champs de Roundup ou autres poisons qui filent un peu partout dans les nappes phréatiques, l’air, les alentours, sans évaluation précise des dangers. Savent-ils que leur action non répercutée sur leur prix de vente ni sur leur chiffre d’affaire, coûte à l’échelle européenne à la société civile,  26 milliards d’euros chaque année en maladies, en destructions de biotopes, d’abeilles et autres insectes polinisateurs, en pollutions irréparables, laissées aux générations futures sans remèdes ? Et bien non, ils ne le savent pas ni ne veulent le savoir. Ils sont juste contents de leur affaire, de la viabilité arithmétique et économique de leur business, au mépris de tout le reste.

     

    Donc à y regarder de plus près, on s’aperçoit que la considération de la profitabilité exclusivement économique comme sanction suprême de la viabilité d’un statut ou d’une activité, est plus toxique qu’il n’y parait. Il faudrait en fait se demander si en effet la dignité d’un homme ne réside pas supérieurement dans le seul fait qu’il aime son métier pour bien le faire, et qu’il n’a pas d’intérêt autre à l’effectuer que le plaisir qu’il trouve à rendre service aux autres, à résoudre des problèmes dont il se sent capable de trouver avec d’autres les réponses.

    Ainsi notre agriculteur non bio ferait peut-être mieux d’être un fonctionnaire de l’agriculture, qui avec des dizaines de milliers d’autres collègues fonctionnaires, ayant réglé le problème de leur survie une fois pour toute, plutôt que de s'obséder de rendre du taux d'intérêt aux banques prédatrices, se poseraient enfin les bonnes et les vraies questions. À savoir, comment faire pour produire, sans détruire l’environnement, une quantité et une qualité suffisante pour mes concitoyens, tout en améliorant les biotopes et la biodiversité, la qualité des paysages vus et partagés par tous. Et sans empoisonner personne !!...

    Donc on voit la perversité du raisonnement libéral qui consiste à ne présenter comme seule dignité la forme de travail précarisée et de rentabilité comptable, alors même que celle-ci ne prend nullement en compte ou pas assez en compte, le sens du travail pour lui même et le service qu’il rend, ni les répercussions sur les autres de leur éternelle course au fric.

    Cela nous fait dire que bon nombre de gens qui s’affirment entrepreneurs, chefs d’entreprise, travailleurs en libéral, devraient pouvoir avoir la possibilité de réfléchir à deux fois avant d’affirmer, à grands cris méprisants, leur amour de la course à la profitabilité. Puisque ce sont ces gens-là qui consciemment ou non,  fabriquent, diffusent, ou obtiennent pour eux-mêmes des profits dont la face cachée de la médaille est souvent la souffrance d'autres, la destruction d’autres richesses pourtant viables et valables, ou tout bonnement la mise en péril de toute la planète et des sociétés humaines. 

    Si l’on peut comprendre qu’aimer gagner de l’argent soit une forme d’accomplissement pour certains en demande d’indépendance financière, il ne faut pas oublier que l’indépendance n’existe pas vraiment et que chaque décision économique ou technique, stratégique, prise par quelqu’un dans l’exercice de son métier a des répercussions en bien, en mal ou en tragique, sur d’autres gens que l’on connaît ou non. Et qu’il y a là une grande ingratitude et une grande violence, après que la société vous ait porté jusque vers l’âge adulte, de lui répondre en fin de compte par la puissance de nuisance égoïste, l’avidité de positions de pouvoir ou très rémunératrices, au détriment de la vie, des ressources et des équilibres de toute la société. 

    Les financiers qui règnent sans partage sur le monde d’aujourd’hui, seraient les premiers à devoir rendre des comptes sur l’empreinte sociale, économique, écologique et leur prédation permanente et exponentielle. Ils devraient eux aussi être notés par leur concitoyens, comme on note un fonctionnaire, et rapidement être mis hors d’état de continuer à nuire, en restituant tout ce qu’ils ont ainsi gagné indûment, et, en retrouvant une condition modeste, consciencieuse et dévoués à la cause du service public, devenir des fonctionnaires, interdits d’entreprendre quoique ce soit au détriment des autres ! 

     

     

     


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