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Violence et domination
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« Le cinéma français s’intéresse très peu à la réalité et à la politique. »
(interview de Dominique Marchais sur son dernier film « La ligne de partage des eaux » http://www.revuezinzolin.com/2014/04/entretien-dominique-marchais/)
Voici bien là une phrase qui pourrait être transposée telle quelle dans le monde de l’art contemporain, au sein duquel il semble que la préoccupation de carrière de tous les acteurs et l’interdépendance des grandes signatures avec les intervenants parmi les plus puissants de la haute finance diminuent considérablement la portée réelle des éventuelles mises en question du « système » économique sur lequel ce marché repose presque intégralement de près ou de loin.
Tout se passe comme si les ventes de Deauville pour les yearlings, ces chevaux vendus de 200 000 à plusieurs millions d’euros, se prolongeaient un peu plus tard par la FIAC sur les mêmes montants, ainsi que par d’autres ventes spéculatives, par lesquelles transparait dans la plus grande clarté la vampirisation des finances publiques et des besoins sociaux vitaux par une caste plus que réduite d’ultra riches, acteurs directs ou indirects de chacune des décisions gouvernementales applaudies d’ailleurs par leur représentant syndical (celui des riches), en la personne de M. Gattaz.
Ce monsieur vient d’ailleurs d’adresser son compliment au pacte de « responsabilité » du « socialiste » François Hollande, responsabilité qui saigne à blanc les services publics en leur extorquant 50 milliards reversés d’une manière ou d’une autre en avantages économiques immédiats pour les plus hautes fortunes, qui d’autre part s’exemptent de la plus grosse part de leurs impôts par des stratégies d’évitement encadrées par les meilleurs cabinets d’avocats fiscalistes internationaux.
« Défendre son seul intérêt privé » semble être la seule raison d’être de ce type de personnage, parmi ses collègues des universités d’été du MEDEF auxquelles, sans faute, se rendra notre premier ministre, soumis par avance aux dogmes qui s’y professent.
Comparez avec une infirmière ou un maçon, un cartographe, un professeur ou un dentiste : bien sûr qu’ils voudront tous « gagner de l’argent » et vivre bien. Mais ils diffèrent fondamentalement de Messieurs Gattaz et consort en cela précisément qu’ils ne vouent pas, eux, aussi divers soient-ils, l’intégralité de leur attention et de leur énergie à l’unique et seule obsession de gagner encore et toujours plus d’argent et de consolider toujours plus ce pouvoir si particulier d’en gagner encore davantage par la suite. On pourrait dire même que la principale caractéristique de l’écrasante majorité des humains est d’oublier cet aspect en lui faisant passer devant presque sans cesse la passion pour leur métier et à travers lui le service qu’ils rendent à leur prochain.
Telle est donc l’unique clivage qui sépare en fait l’ensemble de l’humanité de la minuscule frange de profiteurs obnubilés par leur intérêt et leurs privilèges, choses qui par définition ne se partagent pas avec le « commun ». Voilà pourquoi est en réalité toute tracée la ligne de démarcation qui sépare le monde libre à construire de l’oppression omniprésente couvrant la surface terrestre (et même les océans qui sont dans l’état que l’on sait).
Ces puissants sont suffisamment forts pour renverser, par médias interposés, la perception commune. Suffisamment omnipotents pour peser sur le cours des valeurs de pratiquement tout, de la mode à l’imaginaire collectif petit bourgeois enraciné même chez les pires exploités. L’art contemporain est certes devenu leur terrain de chasse privilégié. Les millions passent de main en main, tous volés d’une manière ou d’une autre à des gens impuissants à empêcher leur propre racket au nom du « réalisme », sous forme de droits remis en cause, de prestations sociales ou de salaires en baisse.
Et de nombreux artistes, souvent excellents (et, me dira-t-on, leur demande-t-on autre chose ?) se prêtent, assidument, à ce tour de passe-passe, du moment qu’ils espèrent ainsi en tirer quelques miettes et puisque leur carrière en dépend. Les sujets qui fâchent sont repoussés dans les marges et le public reste, qu’on le veuille ou non, extrêmement trié. On reste entre gens de bonne volonté. D’où l’idée qu’une « révolution symbolique », pour emprunter au titre d’un livre de Pierre Bourdieu consacré à Manet, doit peut-être passer par un écart vis à vis de ce rondeau parfait que les figurines du monde de l’art dansent en parfaite harmonie. Si tension il y a, elles semblent se jouer entre égos, ou entre partisans d’un retour en arrière et tenants des expériences les plus récentes.
Si je ne prête pas grand crédit aux « réactionnaires » quels que soient les formes qu’ils empruntent, je me demande si la ferveur avec laquelle les acteurs de l’art d’aujourd’hui se dirigent vers toujours plus d’indifférence à la situation de la majorité de leurs contemporains est quelque chose de tenable, non seulement moralement, mais je dirais, artistiquement. Autrement dit, ne nous trouvons pas, avec ces dizaines de milliers d’ « installations » et de « dispositifs de monstrations » parfaitement opérantes et conformes à ce qui est attendu d’une œuvre contemporaine, et donc souvent interchangeables, en face de quelque chose qui serait homologue à un art routinier.
Que si peu de voix dans ce monde artistique se fassent entendre pour contrer le climat de résignation entretenu actuellement en dit long sur le degré de dépolitisation bon ton que ces gens intelligents se croient bienséant de cultiver. Est-ce cela la culture ?
Joël Auxenfans. Le baiser; affiche éditée en août 2014.
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