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    Le Kaïros serait ce dieu de l’antiquité grecque, presque totalement chauve, avec juste une mèche de cheveux sur le devant, qui symbolise le sens de l’occasion, qui faut attraper au vol, par les cheveux : il sert à signifier en pédagogie (voir l’excellent livre publié par ADT Quart Monde "Tous peuvent réussir ! Partir des élèves dont on n'attend rien", Régis Félix et onze enseignants membres d'ADT Quart Monde), ce sens enseignant qui fait advenir la circulation de la parole collective et la création par chacun des savoirs communs.

     Plutôt que d’imposer un ordre de transmission de l’information dont l’enseignant est l’unique dépositaire à écouter, l’idée est de faire que les élèves s’autorisent, deviennent  eux-mêmes les co-producteurs des contenus du cours, en apportant leur vécu extra scolaire qui est ainsi reconnu comme compétence. En revanche, abstraire les individus de leur propre existence semble un chemin difficile pour leur faire conjuguer l’école avec la vie.

    Le même constat peut être fait à propos de l’art. Une œuvre s’incarne autant qu’elle laisse le spectateur interpréter par le filtre de sa propre sensibilité vécue. Il n’est nul besoin de monopoliser le sens d’une création en la saturant d’un unique contenu. Tout en étant orientée, une œuvre peut être dans un mouvement de « retrait » (Heidegger), qui fait de son effacement même le signe de sa présence et d’une validité…

    Appliquant cette idée à l’affiche politique, le message devrait, tout en étant clair sur son orientation, demeurer ouvert et accessible par diverses entrées. L'affiche devrait être une chose qui vit sans être immédiatement épuisée par sa consommation linguistique, une présence et non pas ce strict appareil réduit, par une forme de violence, à sa plus indigente instrumentalisation.

     Enfin, cela peut éclairer ce que pourrait être une manière de s’adresser  politiquement aux autres : ne pas asséner slogans et arguments, aussi justifiés soient-ils, mais laisser advenir librement l’intérêt de l’autre pour  la chose publique par le fait d'être en retrait.  Ne jamais (ou le moins possible) l’accabler d’évidences argumentaires pour le laisser faire lui-même un chemin d’autorité et d’invention politique à partir de sa propre expérience.

     J’avoue que sur ce chapitre, résister à la tentation de marteler toutes ces choses que je lis et réfléchis sans cesse dans un contexte de grande violence idéologique, me semble encore hors de portée. Mais si cela peut toutefois réussir en pédagogie, en art et en affiche, pourquoi cela ne réussirait-il pas en politique ?

     

     


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    Le baiser

    Le baiser, projet d'affiche, 2013.

     

     

     

     


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    Alors qu’il apparaît de plus en plus difficile de se parler politiquement entre inconnus ou bien entre personnes qui se connaissent (voisins, collègues, famille), il semble nécessaire de poser les conditions préalables de la reprise possible du débat démocratique constructif entre citoyens :

     

    1. L’une des premières conditions est l’absence de référence distincte à un communautarisme  ou à une religion. Je veux dire par là que l’on ne devrait pas idéalement être immédiatement en mesure d’identifier chez un interlocuteur lors d’un débat, son appartenance religieuse ou communautaire. La manière d’apparaître, de se vêtir, de se tenir, devrait laisser l’attention de tous et de chacun se concentrer sur ce que dit la personne, non pas sur ce qu’elle induit par des signes ou des comportements qui fassent signes, des paroles qui fassent signes. Cela étant, je ne pense pas réaliste d’interdire au départ à quelqu’un qui se donne la peine de s’intéresser à un débat politique, de se déplacer à une réunion publique, de prendre la parole, pour le faire taire ou de le refouler au prétexte qu’il est jugé reconnaissable comme appartenant à un groupe religieux ou communautaire. Cela serait injuste, car il faut au contraire encourager le plus possible de monde, à reprendre le chemin de l’agora. Mais on peut néanmoins  parler comme je le fais ici de cette exigence en la considérant idéalement comme un préalable de bon sens pour engager un débat public et un débat politique. En effet, sans cette forme de neutralité visuelle ou expressive, on ne peut pas facilement faire abstraction de l’appartenance religieuse ou communautaire, et celle-ci vient alors interférer dans la réception des arguments de la personne ; On se dit en l’écoutant : « ah oui mais c’est un …., donc il dit cela ». C’est à dire qu’il n’est pas laissé à l’exposé argumentaire de la personne (par son apparence et la résurgence voyante des rappels de cette appartenance dans son exposé) la possibilité d’apparaître dans son universalité logique, démonstrative, utile à tous. Bien sûr qu’il y aura toujours des clivages idéologiques, des différences de sensibilités religieuses, des diversités d’attachements à des origines. Mais cela doit, par un effort de citoyenneté de chacun, passer au second plan le temps du débat public ou privé. Cette condition remplie (bien que toujours imparfaitement probablement), on pourra espérer commencer la discussion proprement politique dans des conditions saines. Chacun peut d’ailleurs à ce titre faire un petit test dans le cadre d’une assemblée de personnes  au sein de laquelle il se trouve pour entendre et participer à une discussion et se poser la question, en la posant autour de lui  à ceux qui ne le connaissent pas : madame, Monsieur, sauriez-vous deviner, en me regardant et en m’entendant, mon appartenance religieuse, si j’en ai une ou non, la communauté à laquelle je me rattache, si c’est le cas ? Si on devine, c’est que vous n’avez pas tout à fait atteint la condition pour que votre avis soit pris en compte sans l’interférence d’autres paramètres qui ne peuvent que faire jouer d’autres résurgences identitaires primaires. Pour cultiver le débat le plus élaboré politiquement, on devrait le plus possible ne voir que des citoyens. Maintenant je pose la question : quelle est l’apparence ou les apparences optimales du citoyen dans la tenue, les signes et la parole ?  À chacun de nous nous d’y réfléchir !
    2. En deuxième lieu, la discussion devrait si possible ne pas déboucher sur des refus ou interdictions de réfléchir, de penser ensemble ou par soi-même à des idée nouvelles, ou remettant en question la situation politique ou pratique actuelle. Penser, discuter, inventer devraient être des actes « naturels » dans la société des hommes. Si Aristote en son temps a énoncé l’idée que l’ « homme est un animal politique », c’est sans doute que cette dimension politique non seulement est permise aux hommes mais qu’elle leur est intrinsèquement constitutive, qu’elle les fonde en tant qu’hommes. Donc, tout procédé de discours consistant à dénigrer ou mépriser l’effort d’un individu ou d’un ensemble de personnes pour penser la société comme elle est en la critiquant, et en cherchant à lui substituer des formes nouvelles de vie, devrait être bannis. On doit pouvoir, au risque de se tromper, à tout moment se poser des questions, en poser aux autres, leur proposer des idées et entendre les leurs. Le fait que ces idées se rattachent à des courants idéologiques historiquement contradictoires  ne change rien à l’affaire. S’il y a du ressentiment à entendre et reconnaître des idées dont on reconnaît la provenance idéologique, on ne doit pas s’arrêter à les refuser et à les mépriser ; on doit les discuter, les critiquer, les replacer dans leur contexte, avec intelligence, dans un but d’éclairer et non pas de dénigrer.  Ce deuxième préalable acquis, ajouté au fait que toute forme de violence, d’intimidation ou de menace est évidemment à proscrire, on est en droit d’espérer que des gens puissent se parler sans immédiatement entrer dans une lutte destructrice de la possibilité même de s’entendre les uns les autres. Alors, le débat, non seulement peut commencer, mais il peut continuer, assez sereinement.
    3.  Enfin, la politisation de la discussion ne doit pas empêcher les personnes non encartées dans des partis d’y prendre part. Il est regrettable qu’au même titre que l’expertise est le plus souvent présentée dans les médias comme un moyen d’inhiber la participation à la réflexionde chacun, au prétexte que chacun n’aura jamais la compétence de tel ou tel expert, beaucoup de gens s’abstiennent de prendre la parole dans une rencontre politique, ou même de s’y rendre, parce qu’ils ne se sentent pas suffisamment aiguisés pour se confronter à ceux qui parlent tout le temps politique, les militants ou les hommes politiques professionnels. Il est au contraire indispensable que la discussion contradictoire entre citoyens pousse chacun à rechercher des éléments lui permettant d’étayer sa thèse. On oublie trop généralement combien la discussion politique constitue un stimulant précieux à la recherche de documentation : on a rencontré une difficulté à démontrer la validité de ce que l’on disait à quelqu’un ; alors on repart à la recherche d’information probantes. C’est là un moyen formidable de construction et d’assimilation des savoirs. Ceux qui n’ont pas l’habitude doivent pouvoir être entendus, et leur point de vue peut avoir une grande force informative s’il s’appuie par exemple sur leur vécu, leur expérience, sur un champ de compétence qu’ils maîtrisent.
    4. Pour parachever le tout,  une dernière condition préalable qui apparaît consiste à passer de spectateur à acteur de la politique. Cela veut dire qu’à bien choisir, il vaut mieux rater un débat politique à la télévision mais en vivre un soi-même pendant ce temps-là avec d’autres personnes. C’est-à-dire que mieux vaut mille fois être dans l’action (car c’est une action !) de penser politiquement que d’assister passivement à un meeting ou à une allocution télévisée. Il y a tant à faire pour reconstruire une vie politique partagée qu’il faut préférer à toute autre forme de politique suivie (celle à laquelle on assiste sans s’y trouver dans l’action même de créer sa pensée politique propre), celle que l’on pratique soi-même, soit en actes, soit en paroles, soit en pensée, soit en lecture active. À première vue, la première étape de cette reprise de possession de l’espace politique par les citoyens ordinaires devrait être d’éteindre et de jeter leur télévision, car il est prouvé aujourd’hui scientifiquement (Michel Desmurger, « TV lobotomie, la vérité scientifique sur les effets de la télévision » Max Milo édition, 2011) qu’elle détruit les capacités des jeunes et moins jeunes individus à vivre leur vie de manière consciente, saine, active et créative. Pas étonnant avec une telle emprise  de la télévision sur les comportements et les pensées des citoyens, que ceux-ci se trouvent massivement dans l’impossibilité désormais de penser politiquement et d’agir politiquement. Cette dernière condition, plus difficile à réaliser du fait d’un degré inouï d’addiction de la masse de la population, est néanmoins la charpente à une (re)prise de possession de l’espace politique par les citoyens.  

     

     

     


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