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    Un ami de longue date me racontait l’autre jour comment il lui était resté de sa deuxième ascension du Mont Blanc entreprise pour ses cinquante ans, le souvenir d’une relation, d’une ambiance, avec cet ami, montagnard comme lui, qui l’accompagnait dans cette aventure. Il lui restait un souvenir qui avait, selon lui, marqué les deux participants : tout au long de l’épreuve, à chaque moment de choix, à chaque appréciation des conditions climatiques changeantes, il leur avait fallu décider ensemble. Sans stress, sans pouvoir de l’un sur l’autre ; ensemble. Et il retire de ce souvenir quelque chose d’incroyablement posé, serein, calme, agréable… un moment de bien être et de bonheur absolu.

    Vous pensez bien que moi qui n’ai pas beaucoup gravi de très hauts sommets, plutôt de hautes montagnes à vache et à pierriers, à névés certes, mais pas d’alpinisme pur, j’entendais sont récit avec un intérêt mêlé d’admiration ; mais surtout je retenais de cette « histoire » magnifique quelque chose d’en effet au delà du contexte dans lequel nous vivons tous désormais en immersion. Je veux parler encore de politique et d’art, bien sûr.

    En regardant l’un des films des débuts de Buster Keaton, j’ai remarqué par exemple combien les prestations des divers comédiens avec lesquels Buster Keaton travaillait ses films devaient forcément provenir d’une certaine concertation, qu’en admettant qu’il y ait eu une direction d’artiste, sans doute par Buster Keaton lui-même, ce qui sera encore plus frappant bien sûr dans ses grands longs métrages ultérieurs, il y avait nécessairement une certaine qualité de relation entre ces différents acteurs. Et qu’il n’était pas possible que Buster Keaton puisse se passer de l’initiative et des propositions de ses coéquipiers. Qu’ils devaient donc tous se parler, essayer, ajuster, recommencer, régler les effets et les acrobaties au millimètre près. Qu’il y avait donc bien une certaine relation dans le travail entre ces gens. Et que cette relation, de confiance, d’échange, de non hiérarchie mais plutôt de respect du territoire de chacun, produisait en effet de petites (et de grandes) merveilles de l’art.

     Je me dis donc qu’un rapprochement peut être fait entre l’expérience si gratifiante de mon ami lors de son ascension et cette démonstration de vie partagée des films de Buster Keaton, que l’on sent à chaque fois imprégner l’ensemble du climat du film. Il y a donc là une leçon à tirer qui pourrait servir en démocratie, au travail comme en beaucoup de dimensions de la vie sociale. Il suffit de savoir comment les hommes et les femmes travaillent aujourd’hui, dans une sainte frousse de leurs chefs, eux-mêmes aux abois, craignant de ne pas atteindre les « objectifs » imposés tous les mois par les conseils d’administration des actionnaires.

    Pour prendre un exemple personnel, on demande désormais aux professeurs de collège pour leurs besoins en matériel courant, de procéder par « projets ». il s’agit là de masquer, bien que personne ne soit dupe, la pénurie généralisée dans laquelle nous enfoncent depuis des ans les gouvernements socialistes ou de droite, pour faire croire qu’en obligeant chacun à définir précisément les arguments de projet des demandes d’achat de matériel pour leur discipline, les professeurs, qui ont, on le sait, dans l’ambiance idéologique entretenue par les médias, toujours tendance à « abuser », seraient ainsi contraints à être enfin précis et raisonnables ; un mode opératoire qui a « fait ses preuves » dit-on dans le privé et permet de justifier dans le public les diminutions scandaleuses de moyens en reportant sur les personnels la violence qui s’exercera désormais entre eux pour les mieux diviser.  Ce secteur privé qui sert d’exemple, est celui où l’on licencie et où l’on précarise les emplois à tour de bras depuis vingt cinq ans (comme dans le public d’ailleurs). Or, de quoi a besoin un professeur pour enseigner ?  De calme, de sérénité ; non seulement dans ses classes, mais aussi autour de lui, dans ses conditions de travail, dans ses relations de travail, dans l’ambiance. C’est-à-dire qu’il a besoin que, par principe, on lui fasse confiance, qu’on le respecte, qu’il sache que s’il demande telle ou telle fourniture, c’est bien parce qu’il a pensé précisément que cela était utile dans ce contexte à ce moment précis. Bref qu’il en avait besoin, et qu’il en aurait usage pour ses cours. Or désormais, le professeur doit rendre des comptes. Il doit, en plus de préparer ses cours, définir en effet ses besoins en fournitures à raison d’une ou deux commandes par an, il doit monter une démonstration argumentée, à l’attention de professeurs d’autres disciplines et de membres du conseil  d’administration qui ne connaissent rien à son domaine propre, prouvant le pourquoi et le comment, évoquant les précédentes réalisations justifiant sa démarche. Il doit prouver qu’il a absolument besoin de ce matériel, mais plus que cela, il doit prouver absolument que ce qu’il demande est PLUS URGENT QUE LES DEMANDES DE SES CONFRÈRES. Et c’est cela le crime. Car demander à quelqu’un de consciencieusement investi dans sa mission au service de l’intérêt général (car si l’enseignement était autre chose, on l’aurait certes su depuis longtemps, y compris en termes de rémunérations), de se battre CONTRE les autres investis de la même mission, et contre des collègues qui se rencontrent au quotidien, c’est vraiment une optique diaboliquement tournée vers la destruction de la qualité des relations de travail et des relations interpersonnelles entres collègues qui se respectent, qui entre eux, considèrent l’ « autre comme une finalité en soi » (pour reprendre l’idée de Kant). C’est le moyen le plus sûr de détruire l’ambiance de travail, l’ambiance qui préside, elle, à la qualité de la vie au travail, à la possibilité même d’aimer faire son travail AVEC et non pas contre les autres.

     

    Voilà pourquoi on peut parler d’ « entreprise de destruction massive » dans les nouvelles consignes données aux chefs d’établissements de tous les établissements scolaires de France. Par pure obligation à extraire de l’argent des fonctions régaliennes de l’État pour le compte de tous les oligarques qui spéculent contre la dette souveraine des États avec les liquidités qu’ils conservent en ne payant pas leurs impôts, les établissements scolaires sont obliger d’imposer à leurs personnels des conditions d'exercice de leurs métiers kafkaïennes et disons-le, débiles. Ce qui contribue d’autant à affaiblir le sentiment des professeurs et personnels d’éducation d’être considérés. Ce qui, vous pensez bien, se répercute sur la manière dont les élèves, véritables « éponges » de l’ambiance générale, se comportent en classe ; la boucle est bouclée ! Le nœud coulant peut se resserrer !

     

    Or le récit du début de cet ami et l’exemple de Buster Keaton pourraient, au contraire, servir à imaginer quelles pourraient être les relations idéales et réalistes pour que les hommes et les femmes vivent efficacement et constructivement leurs relations de travail. Une vraie écologie humaine en somme. Une vraie réflexion sur le bonheur au travail utile. Une vraie invention. Mais c’est là que l’on voit que le gouvernement actuel n’est vraiment pas le gouvernement de l’écologie, ni de l’invention, ni d’ailleurs du « social » contrairement aux appellations fallacieuses. Mais cela, il fallait être vraiment aveugle ou partisan pour ne pas l’avoir déjà remarqué. On essaie – lucidement – autre chose… ?

     

     


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  • La honte

    Flou. Joël Auxenfans. Projet d'affiche, janvier 2014.   

     

     

     

    Être à ce point dans le déni des renoncements et mensonges opérés continument depuis l'obtention du pouvoir, que l'on soit militant ou élu socialiste, est une honte. Ce flou scandaleux, entretenu dans l'écart  entre les promesses et les actes, comme pour les Zones d'Éducation Prioritaires, où les enseignants ZEP du 92 apprennent le jour des promesses de Hollande et Peillon de les revaloriser, une baisse drastique des dotations horaires globales (DHG) par établissement ZEP pour 2014, est profondément immonde. Il faut mépriser les humains à un point incroyable pour jouer à ce point du non sens des mots, des tactiques les plus perfides, du passage en force le plus indifférent.

    C'est ce à quoi nous avons à faire face aujourd'hui. Ce monstre d'avidité au pouvoir, servile envers les puissances d'argent à un point inouï, doit être abattu.

    j'en veux pour preuve les deux extraits qui suivent, concernant le monde de l'art d'une part, et le monde de la publicité d'autre part, extraits tous deux de l'excellent ouvrage  La violence des riches, chronique d’une immense casse sociale, Monique Pinçon-Charlot, Michel Pinçon, La découverte 2013 :

     

    « Marc Ladreit de Lacharrière a réalisé de nombreux investissement dans le monde de l’art. Il est membre du conseil artistique des Musées nationaux où il côtoie Michel David-Weill, associé-gérant de la banque Lazard, et Maryvonne Pinault, épouse de François Pinault. Ce conseil participe au choix des œuvres qui seront acquises pour enrichir les collections des musées. Au premier étage du Pavillon Denon, au Louvre, la salle des Manèges a été réaménagée « grâce au mécénat de financière Marc Ladreit de Lacharrière (Fimalac) », comme l’indique un grand panneau gris. Les sculptures de la collections Borghèse sont à leur aise dans un espace qui semblent leur donner vie.

    Les grandes fortunes engagées dans le monde de l’art transfigurent ainsi les profits financiers en immortalité symbolique, cette façon qu’ont les puissants de demeurer présents dans les esprits au-delà de leur existence physique. Marc Ladreit de Lacharrière est ainsi membre de l’Académie des Beaux-arts, au sein de l’Institut de France.

    Cet univers particulier des grandes fortunes est celui des collectionneurs, des mateurs d’art et des amis de l’Opéra. Au second étage du pavillon Sully, toujours au Louvre, on peut prendre la mesure des collections privées à travers trois donations. Celle de Carlos de Beistegui, qui fit don au Louvre, en 1942, d’œuvres du XIXe siècle, notamment de Goya, de David ou d’Ingres. Celle de la princesse Louise de Croÿ, qui compte près de 3800 dessins et peintures. Celle d’Hélène et Victor Lyon, dont des Canaletto et des œuvres de Claude Monet, Edgar Degas, Paul Cézanne et auguste Renoir. Comme l’écrivait Dostoïevski dans l’Idiot, « ce qu’il y a de plus vil et de plus odieux dans l’argent, c’est qu’il confère même des talents », comme celui de collectionner des œuvres dignes de musées nationaux.

    L’art est utilisé par les oligarques, dans leur diversité politique, pour transformer leurs intérêts particuliers en intérêts universels. Les fondations créées par des entreprises sont l’un des outils à leur disposition. Cette alchimie, qui transfigure le vil argent de l’exploitation en mécénat culturel, permet de passer de la domination de classe au pouvoir symbolique. Les inégalités ne peuvent durer qu’en raison de leur acceptation tacite par le plus grand nombre, devant tant de bonté désintéressée. La multitude est ainsi complice, à son insu, de l’accumulation des richesses de toute nature par quelques-uns.

    Ce n’est donc pas un hasard si les œuvres d’art ne sont toujours pas comprises dans l’assiette de l’impôt de solidarité sur la fortune. Or le marché de l’art offre des opportunités de plus-values qui peuvent être considérables mais qui restent détaxées. Les taxer, ce serait rapporter le patrimoine artistique au prosaïsme de la valeur marchande. Ce qui serait désenchanteur pour un bien sans prix qui, si l’on doit lui en donner un, risque de perdre sa vertu magique de pouvoir contribuer à légitimer la richesse économique, même la plus spéculative. » 

    p.167

     

    « Maurice Lévy est l’un des patrons français les mieux payé. Le montant brut de ses rémunérations pour 2012, comprenant des rémunérations variables exceptionnelles, a été de 20 531 969 euros. Jérôme Cahuzac, alors ministre du budget, a déclaré sur la chaine Public Sénat que «  l’inégalité dans la répartition de la richesse, quand elle est à ce point, est un désordre et ce désordre, il faut y mettre fin ». Aujourd’hui l’agence Publicis est chargée de … la communication ministérielle du gouvernement de Jean-Marc Ayrault. Deux anciens de Publicis, Jérôme Batout et Camille Putois, sont à la tête du pôle « stratégie – médias » à Matignon. Aujourd’hui âgé de trente-trois ans, Jérôme Batout, après des études à sciences Po et à la London School of economics, a débuté en 2003 comme analyste en fusions-acquisitions au Crédit suisse. Une des plumes de François Hollande, Paul Bernard, est l’ancien directeur de cabinet de Maurice Lévy. Publicis Consultantspeut ainsi conseiller et défendre des politiciens se réclamant des valeurs de gauche après avoir fait ce travail pour le précédent gouvernement, celui de François Fillon, Premier ministre de Nicolas Sarkozy pendant son quinquennat. Les réseaux de l’oligarchie de droite et ceux de l’oligarchie de gauche sont perméables. Les divergences politiques deviennent mineures lorsqu’il s’agit de défendre les intérêts majeurs du système capitaliste. Aussi, les politiques se vendent comme des savonnettes, leur « image » tenant lieu de ligne politique.

    Les idées ne sont plus nécessaires puisque l’idéologie néolibérale règne à l’échelle de la planète. Les élus des assemblées parlementaires sont, pour la plupart, coupés des catégories populaires qui ne sont plus représentées par des députés ou des sénateurs qui en seraient issus. Les alternances n’interdisent pas que les intérêts des financiers et des hommes d’affaires continuent d’être gérés. Maurice Lévy était donc bien placé pour vider de son contenu la promesse de François Hollande de taxer à 75% la part de revenus supérieurs à 1 million d’euros.

    C’est l’un des pires dangers d’une situation qui, en France, a dégagé à droite ainsi que dans une certaine gauche institutionnelle des personnalités susceptibles d’accéder aux plus hautes responsabilités pour prendre les mesures les plus favorables au capitalisme financier. Stéphane Fouks, devenu célèbre pour les conseils prodigués à Dominique Strauss-Kahn, avec son agence EuroRSCG, a assuré la communication de Jérôme Cahuzac lorsqu’il était ministre du Budget. Cette agence a été rebaptisée « Havas World-wide », et Stéphane Fouks la préside maintenant avec … Vincent Bolloré. Stéphane Fouks est également un ami de longue date de Manuel Valls, qu’il a rencontré en 1980 sur les banc de la faculté de Tolbiac, de même qu’alain Bauer. Celui-ci, consultant et ancien conseiller pour la sécurité de Nicolas Sarkozy, ne rechigne pas à mettre ses talents au service de ses vieux amis.

    La notion de conflit d’intérêts est consubstantielle à cette classe oligarchique qui siège au sommet de la société. Ses membres oeuvrent à leur défense, s’appuyant sur un droit élaboré pour et par les dominants et sur leur habileté à manipuler la communication. Un brouillard idéologique conçu et pensé pour paralyser toute velléité de changement s’est installé. La publicité et ses stratégies de marketing envahissent toutes les dimensions de la domination et conduisent les pays soi-disant « démocratiques » à des totalitarismes qui ne disent pas leur nom. »

    p. 150

     

    Ces deux extraits, en souvenir de la conférence réussie au musée des Art Décoratifs de Paris de jeudi 23 janvier, nous éclairent pour ne plus nous laisser prendre au jeu de rôle d'une caste politicienne complètement au service de la caste financière: il était annoncé dernièrement que 85 personnes possèdent actuellement plus que 3,5 milliards d'individus. Ce n'est pas le pouvoir actuellement en place qui voudra le moins du monde y changer quelque chose. on espère seulement que cette leçon-là sera définitivement apprise.

     

     

     

     


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  • Joël Auxenfans, collage Chavez 2013 © photographie Thomas Zoritchak.

     

    « L'affiche politique de 1920 à aujourd’hui ; le politique, l’artiste et le publicitaire : coexistence et frictions. »

    L’opinion aujourd’hui n’est plus formée par l’art engagé mais principalement par des médias commerciaux surpuissants. En ces temps de déprise politique, Joël Auxenfans reproduit ses propres peintures en affiches ou tracts, qu’il colle ou distribue. Interrogeant la place de l’art dans la politique et réciproquement, il a invité Luciano Cheles, historien de l’art, Romain Ducoulombier, historien, et Maxence Alcalde, critique d’art, pour échanger sur cette question qui ne date pas d’hier : entre le publicitaire, le politique et l’artiste, quelle coexistence et pour quelle efficacité ?

    Table ronde à la salle de conférences des Arts décoratifs Rendez-vous au 111, rue de Rivoli - 75001 Paris

    (Métro Palais-Royal - Musée du Louvre ou Pyramides)

    Réservation par e-mail : conference@lesartsdecoratifs.fr (nombre de places limité)

    Tarifs : 5€ / Amis des musées 4€ / Etudiants 2€

     

     

     

     

     

     


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  • Ne peut-on  pas convenir qu’un certain nombre de choses présentes dans l’espace public n’ont pas tant que cela  besoin de création ? Certaines choses déjà réalisées  et réussies devraient être simplement reconnues comme des solutions abouties et satisfaisantes et ne devraient pas nécessiter automatiquement de remplacement par des solutions moins bonnes, coûteuses, et occasionnant beaucoup d’efforts de création pas vraiment à la hauteur. C’est un créateur qui vous le dit !

     

    Prenons les bancs publics. Les bancs traditionnels (à quelle époque furent-ils dessinés ? XIXème siècle, … ? ) en lattis de bois vissés à l’envers sur deux fers plats courbés en arabesque présentent un contact agréable lorsqu’on s’y assied, quelque chose d’à la fois stimulant pour la circulation et chaleureux, doux, familier, presque musical. En outre, ils ne consomment que très peu de matière et sont faciles d’entretien, légers à démonter et à remplacer ; ils sèchent vite à l’air et ne renvoient pas de sensation d’humidité parce que leur masse est presque nulle. Ils se réchauffent au premier rayon de soleil. Leur forme, transparente, renvoie un agréable reflet dans un parc ou sur un trottoir. On s’y trouve bien, la courbe de l’assise et du dossier – continue – épouse magnifiquement la forme du corps, que l’on s’y trouve assis ou couché. Périodiquement, des employés communaux retiraient ces bancs pour leur donner une couche de peinture de ce vert franc ou profond ; c’est pour diminuer le temps d’entretien que l’on a sans doute cherché d’autres solutions. Je ne vois pas à présent de solution plus satisfaisante pour les parcs et jardins. Je veux bien me pencher plus avant sur la question si l’on me missionne, mais en termes fonctionnels, esthétiques et de développement durable, on n’a, il me semble, pas encore fait mieux.

     

    Sans parler du design spécialement conçu pour empêcher le stationnement des sans abris –  car il s’est trouvé des designers payés  pour concevoir des anti lieux, à l’abri d’immeubles, avec pierres saillantes pour repousser les pauvres, des bancs en position presque debout pour ne pouvoir y séjourner, des accoudoirs au milieu d’un banc  pour empêcher riches et pauvres de s’allonger, etc. –, on peut parler de ces ratés incroyables. Ces groupes de chaises en fonte d’aluminium sur les quais de gare, qui emmagasinent le froid l’hiver pour vous geler les fesses, et sont séparées pour empêcher de s’allonger. Tous ces objets qui prétendent faire mieux que l’ancien objet pour en réalité faire beaucoup moins bien, et souvent pour beaucoup plus cher, sont créés d’après un cahier des charges qui cherche le clinquant technologique avant la réponse aux besoins ergonomiques, humains et sociaux.

    Pour reprendre l’exemple du banc public, ceux du parc de Sceaux, d’apparence minimaliste, proposent une assise faite de deux grosses poutres massives et un dossier d’une seule barre épaisse et monumentale. Résultat : l’humidité des jours de pluie s’accumule et se restitue lentement au corps. Probablement le banc ancien serait mieux, moins lourd, plus sec, moins coûteux et plus gracieux.

     

    Autre exemple : les corbeilles à papiers extérieure. L’élégante corbeille de forme campanulée ajourée à fines lignes de fers plats reliant la base au bord du sommet présentait plusieurs avantages : élégante, transparente, discrète, légère à soulever pour les jardiniers, elle avait une forme ouverte qui aidait à y jeter  les déchets. Depuis, toutes sortes de solutions lourdes, par exemple en blocs de fonte d’aluminium articulés, ont vu le jour. Certaines, dessinées dans un style ampoulé et pseudo technologique, genre « vaisseau spatial » ou « squale », pour remplacer les corbeilles anciennes, ou d’autres, énormes silos massifs, cylindriques  et opaques, avec une ouverture étroite en haut, n’ont finalement pas fait mieux et coûté beaucoup d’investissement. Avec les alertes à la bombe des années 90, on a compris que ces masses constituaient des bombonnes explosives dangereuses. Pour finir, on remarque aujourd’hui sur l’île de la Cité à Paris, près du marché aux fleurs, des corbeilles contemporaines, qui tentent d’imiter l’ancienne corbeille campanulée. Là aussi, moins satisfaisantes que l’ancienne, elles montrent au moins combien la première idée était bonne.

     

    Est-ce à dire que nous devrions désormais renoncer à créer et nous entourer de « fontaines wallaces » en fonte et d’objets d’antiquaires nous situant dans un « hors temps » ou plutôt dans une époque datée, celle du début du XXème siècle ou même du XIXème siècle ? N’y aurait-il plus place à la création dans l’espace urbain ? Je n’irai pas jusque là. Les architectes, les artistes, les designers d’aujourd’hui peuvent parfois produire de très bonnes choses, capables de prendre la relève et de nous ouvrir sur notre présent et notre futur. Mais reconnaissons qu’il y a souvent des ratés et qu’il n’y a pas automatiquement besoin de recourir à une création pour un espace collectif agréable et humain. Très souvent, il y a à la base des productions modernistes, une méconnaissance de phénomènes physiques élémentaires, liés aux intempéries, au comportement dans le temps des matériaux, à une économie écologique. Cette méconnaissance s’accompagne souvent d’une prétention grandiloquente, soumise à certaines modes, vieillissant vite et qui ne repose pas sur une recherche de simplicité, une écoute des savoirs faire, une économie, une rusticité qui n’exclut ni grâce ni finesse.

     

    Dans un domaine apparemment très différent, des observations similaires peuvent être faites. Il s’agit de l’univers des livres pour enfants. On a l’impression qu’aux chefs d’œuvres de la littérature enfantine des années soixante et soixante dix (Gerda Muller, Albertine Delataille, …), notre époque ne parvient qu’à proposer aux petits enfants des livres sans consistance, voire grossiers. Il existe parfois une prétention que j’appellerais « analytique », qui, au mieux, espère faire passer aux tout petits des « notions » pédagogiques telles que contrastes et combinaisons de couleurs primaires, par des moyens visuels et narratifs d’une telle simplicité qu’on est tenté de parler de pauvreté.  Mais souvent, les histoires mêlent des clins d’œil au monde adulte que les enfants ne comprennent pas, allusions destinées à amuser les parents (qui lisent les histoires), mais qui interfèrent avec la plénitude de contenu de l’histoire enfantine. Cela crée un effet perturbant et manquant de franchise. Nos enfants de trois ans doivent-ils déjà s’habituer aux faux semblant de notre tumultueux « monde des affaires ». Non seulement les images sont d’une indigence incroyable, apportant une nourriture visuelle sans qualité, rappelant les expressions de dessins de presse adulte, sans aucun poésie, mais remâchant au contraire une sorte d’acclimatation à la veulerie stylistique ramassée dans une vulgarité acceptée.

    Mais les textes également sont dépourvus de toute construction, de toute musicalité, de toutes images. Le vocabulaire est pauvre ou bien avec de larges emprunts à la vie adulte, branchée, collant à une sorte de désenchantement sordide, entretenant dans un rapport hystériquement puéril ou exagérément accompagnant la vie de l'enfant d'un commentaire d'adulte qui n’a rien à voir avec l’innocence des enfants. Impossible d’échapper à cette sorte de monopole de la vulgarité prôné dès la crèche, accompagnés de titres à grands renforts d’onomatopées, sans doute faute de mieux et sans que personne ne semble prêter attention à cette misère généralisée. Les rayons jeunesse de la médiathèque dans ma ville en sont chargés à 90 %. Un rayon "ethnique", semble vouloir exiger des enfants qu'ils apprennent les valeurs universelles par le moyen d'initiation aux bonnes intentions antiracistes, ce qui en soi est une bonne chose  à l'ouverture sur le monde.  Mais cela est fait de façon si voyante, au détriment de la narration et du dessin, que l'on pense que les enfants pourraient comprendre  autrement ces idées. Les enfants n'ont pas l'imprégnation aux enjeux de l'actualité politique ou mondiale. Ils seraient beaucoup plus simple de leur raconter de vraies bonnes histoires, ni trop fantastiques, ni trop politiquement édifiantes.

    En général, ces livres  - grossiers ou chargés d'un bagage de bonnes intentions - sont de par leur forme et leur contenu, des produits jetables : passé l'usage et la "transmission" (dans le moins pire des cas) d'intentions pédagogiques, le livre n'a aucune qualité intrinsèque, aucune qualité d'objet, aucune qualité de livre. Alors que les livres illustrés par Gerda Muller et Albertine Delataille, avec des textes de Marie Colmont, édités par Flammarion dans les "Albums du Père Castor", issus de l'école nouvelle d'Antony née il y a cinquante ans, sont des livres que l'on garde et que l'on aime, que l'on conserve pour les utiliser encore pour les neveux ou pour les petits enfants.

    Sans doute les dessinateurs de livres pour enfants n’ont pas reçu la même formation en dessin et en peinture que leurs illustres prédécesseurs. Sans doute n’ont-ils pas la même connaissance de la nature, de la ferme, de la campagne et de la vie près des choses simples. L’univers des dessinateurs d’aujourd’hui est branché sur les médias, le mode de vie urbain. Rivé à une acception au second degré de tout et n’importe quoi sur un ton désabusé, il se cantonne à une approche réduite à l’essentiel, schématique, du monde animal et végétal, personnifiant les bêtes à outrance comme pour échapper à leur singularité bien réelle.

    Les « Babar » d’autrefois étaient poétiques, extrêmement bien dessinés d’une manière personnelle par Jean puis Laurent De Brunhoff ; les histoires étaient belles, charmantes, d’un humour léger et vrai. C’était sans compter avec l’appropriation des droits de Babar par Disney qui en a fait un filon, transformé instantanément à son contact, en quelque chose de conformiste, vulgaire, racoleur, bourré de films et de produits dérivés, le tout inscrit et pensé par avance dans une affaire purement commerciale  à l’échelle planétaire. Idem avec Winnie The Pooh (Winnie l'ourson), dont les illustrations géniales et les textes magiques en anglais ont été pervertis par Disney en un produit de consommation complètement galvaudé. Aujourd’hui, les rayons des magasins dédiés aux livres d’enfants croulent littéralement sous des horreurs et les sommets de bêtises du même ordre.

    À l’opposé parfois, on bascule dans une vocation encyclopédique forcée, ce qui n’est toujours pas l’univers des enfants mais celui des parents angoissés à l’idée que leur progéniture n’ait pas assez de connaissances techniques et lexicales pour « réussir dans la vie ». Même dans ces cas encyclopédiques, la langue est pauvre et sans musique et sans poésie, pas prise dans une narration imaginée et réaliste.

    À des rares exceptions près que j’avoue n’avoir presque jamais rencontrées, il règne dans l’univers de l’édition des livres pour enfant la même guerre concurrentielle et la même hâte commerciale réductrice empêchant les vraies expressions et l’exigence, que dans beaucoup  d’autres univers de production culturelle transformée en marchandise. Cela se voit, cela se ressent. Il reste à tenter de  préserver de cet envahissement avachissant les enfants d’aujourd’hui qui n’ont pas  particulièrement besoin que tel ou tel illustrateur se fasse un nom et s’arroge une place dans l’univers impitoyable de la lutte éditoriale. Ils ont juste besoin d’un monde vivable, d’un monde en lequel faire confiance et dans lequel il soit possible de tranquillement  rêver, espérer, trouver goût et formation pour leur caractère auprès de la digne vérité d’expression libres de talents, de rêveries, de textes et d’images.

     

     Quelques livres merveilleux de justesse, d'exigence et de talent pour nos enfants,... (suivis par quelques exemples de l'horrible et homogène production commerciale actuelle). 

     

     

     

     Les musiciens de Brême, d'après les Frères Grimm, dessins de Gerda Muller ; Albums du Père Castor Flammarion 1958;

     

     

     Les musiciens de Brême, d'après les Frères Grimm, dessins de Gerda Muller ; Albums du Père Castor Flammarion 1958.

     

     

     Un pantalon pour mon ânon, textes de Marie Colmont, dessins de Gerda Muller ; Albums du Père Castor Flammarion 1958.

     

     

    Cachés dans la forêt ; Dessins et textes d'Albertine Delataille ; Albums du Père Castor Flammarion 1957.

     

     

     

    Cachés dans la forêt ; Dessins et textes d'Albertine Delataille ; Albums du Père Castor Flammarion 1957.

     

     

     

    Cachés dans la forêt ; Dessins et textes d'Albertine Delataille ; Albums du Père Castor Flammarion 1957.

     

     

     

     

    Deux exemples actuels de l'école des loisirs. 

     

     

     

    Un type de dessins délibérément obscènes par leur grossièreté appauvrissante, vendu dans des jeux en Pologne, mais cette  esthétique est répandue pratiquement partout. 

     

     

     

        


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  • Il y a un excès dans le soin avec lequel je crains que beaucoup de mes concitoyens investissent l’aménagement de leur appartement ou leur maison. Un véritable marché accompagne et stimule cet excès, dans l'exacte mesure où il permet d’en tirer un profit. Or il me semble qu’une juste économie pourrait judicieusement inspirer chacun. Une fois atteinte l’optimisation de l’inertie aux écarts thermiques ; une fois reconnu que sont choisis les matériaux les moins toxiques, impactant le moins l’environnement ; à ce moment, les considérations esthétiques deviennent presque superflues. Non pas qu’elles ne jouent pas dans la qualité de la vie. Disons que le respect des consignes fondamentales citées plus haut apporte déjà l’essentiel de l’esthétique et avec lui, de l’éthique. Tout le reste n’est ni urgent, ni nécessaire ; il vient en vivant dans les lieux.

    Or j’ai fréquemment observé que des propriétaires se passionnaient excessivement, souvent avant même d’emménager, pour la « déco » de leur appartement ou de leur maison. J’en ai vu prendre un soin maniaque à telle ou telle finition, à tel caprice obsessionnel ou douteux, à telle complication coûteuse, à telle imitation d’une mode sans intérêt. J’en ai vu dépenser des mille et des cents, se ruiner même pour un « produit », on meuble ou des accessoires de luxe.

    Que cherchent-ils avec tout ce supplément d’âme ? N’y a-t-il pas moyen d’être heureux sans ces objets encombrants en plus ? Sans ces imageries qui dégénèrent la beauté de la simple économie domestique ? N’ont-ils pas  justement, ces « habitants », une âme pour habiter leur lieu ? N’est-ce pas à l’âme d’apporter ce qui fait que l’on sent que le lieu est habité d’une présence, d’une vie, d’une honnête et chaleureuse ambition au bonheur ?

    Le design est-il ce marché d’objets tarabiscotés ou bien est-il justement cette éthique économique cherchant le plus juste équilibre entre les moyens que nous demandons à la terre pour nous abriter et notre temps de vie sur celle-ci ? Cela ne signifie pas pour autant indigence ou absence d’imaginaire. Au contraire, cela prescrit une forme de vie adaptée, qui concilie plusieurs contraintes en une harmonie de vie.

     Un écho à ce que je viens de dire sur l’habitat, vient de l’auteur américain Charles C. Mann , au sujet de notre relation à l’écosystème, dans sont excellent ouvrage, 1491, Nouvelles révélations sur les Amériques avant Christophe Colomb, paru chez Albin Michel en 2007 (p.370) :

     « Penser que la nature n’est pas normative ne revient pas à accepter tout et n’importe quoi. Nos angoisses découlent de la confusion entre le concept de « nature sauvage » et l’espace de la forêt. Il convient en fait d’appréhender un paysage comme une arène dans laquelle interagissent les dynamiques naturelles et sociales, un agencement qui, par définition, échappe partiellement à ceux qui l’ont mis en place.

    Les Amérindiens ont organisé le continent comme ils le jugeaient bon, et les nations modernes devraient faire de même. Si leur but est de reconstituer autant que possible le paysage de 1491 (avant l’arrivée de Christophe Colomb, ndlr.), il leur faudra créer les plus vastes jardins que la terre ait jamais portés. Nombreux sont les outils qui permettent d’aménager un jardin, et il peut répondre à des besoins très divers, mais il est nécessairement le fruit d’une collaboration avec les forces de la nature. Rares sont les horticulteurs qui aspirent à restaurer ou à reproduire le passé, et aucun n’est totalement maître du résultat. C’est dans le dessein d’engendrer de futurs écosystèmes qu’ils mettent à contribution leurs outils les plus performants et la somme de leurs connaissances.

    S’il y a un enseignement à tirer de tout cela, c’est que notre compréhension des premiers occupants du continent ne doit pas nous inciter à ressusciter les paysages d’autrefois, mais à modeler un environnement qui convienne à notre futur. »

     

     Dans ce futur, je ne crois pas qu’il y ait une place à la mystique de la valorisation que nous connaissons aujourd’hui. Il ne s’agira plus je crois de faire valoir des différenciations métaphysiques entre des objets à l’usage des gens ; il ne s’agira plus non plus de chercher à créer des différenciations artificielles aussi  importantes qu’aujourd’hui. Chacun pourra exister parmi et avec les autres, sans distinctions particulières de richesse ou de statut. Chacun pourra avoir bien sûr une originalité individuelle, une qualité irremplaçable qui seront respectées. Mais cela ne pourra pas avoir la prévalence que nous leur connaissons aujourd’hui. D’autant que, soyons précis, ce point de rareté auquel se complaît le monde capitaliste pour valoriser à outrance certaines choses produites plutôt que d’autres, qui est un contournement total de l’éthique du Bauhaus à l’origine du Design, n’a pour unique finalité que d’aiguiser la démarcation de classe entre ceux qui ont le plus largement les moyens financiers de se payer le superflu et tous les autres, relégués dans le monde du deuxième ou troisième choix (dans les meilleurs des cas).

     Des œufs, par exemple, produits pour la consommation courante, ne pourront faire l’objet d’une différenciation de qualité basée sur la capacité d’une minorité de la clientèle à payer cette qualité, laissant tous les autres obligés de se contenter d’une mauvaise qualité, comme c’est le cas malheureusement aujourd’hui. Il sera possible de fournir, pour des œufs de poules, à tout le monde le standard de qualité optimal  qui est déjà connu : des poules élevées en plein air dans une large aire d’espace sans nuisances, et nourries d’aliments sains et produits dans le respect des règles agro écologiques, et par conséquent sans aucun recours à des produits chimiques ou manipulés génétiquement. Ce sera l’évidence, et il n’y aura plus à revenir là dessus en principe. On voit bien là le chemin qu’il reste à parcourir pour en arriver à cette simple justice, et combien les apôtres d’une économie non soumise aux règlementations édictées pour le bien commun, sauront d’ici-là faire tout ce qui sera en leur pouvoir (étendu !) pour empêcher cet avènement, avec l’aide de leurs auxiliaires politiques que nous voyons encore aujourd’hui à l’œuvre à plein temps.

     

     

     

     


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