• Edward Lucie Smith L’art d’aujourd’hui, Nathan,1989. (P 414)

     

     

    « Démêler les thèmes et les buts principaux de l’art de « performance » pendant la période d’après guerre ne peut être une opération facile. Il n’y a pas une seule explication simple à l’extraordinaire quantité d’énergie qui a été dépensée dans ce moyen d’expression depuis le début des années 60. Pour certains commentateurs, l’ « action » artistique est avant tout une réponse à un climat politique oppresseur. C’est la confrontation avec l’ordre établi qui a de la valeur. Selon cette interprétation,  les « évènements » de 1968 à Paris n’étaient qu’un happening sous une forme exagérée. Mais il suffit d’examiner cette argumentation pour voir combien elle est spécieuse. Comme forme de communication politique, les happenings sont presque totalement inefficaces puisque des considérations formelles viennent invariablement gêner la transmission du message que l’on veut délivrer. Le happening le plus ambitieux est loin d’avoir l’effet, en termes de propagande politique, du plus modeste rassemblement.

    D’autres commentateurs estiment que les « actions » et les « événements » artistiques sont surtout à prendre comme des essais faits pour démocratiser l’avant garde et rendre ses idées accessibles à un plus grand nombre de personnes, notamment à celles qui n’auraient jamais pensé à mettre les pieds dans un musée. La participation du public à de nombreuses « actions » artistiques répond, selon cette hypothèse, au désir que les gens eux-mêmes éprouvent de prendre une part plus active à la culture. L’intérêt porté aux happenings a eu pour conséquence secondaire, dans un certains nombre de pays européens, l’apparition du mouvement que l’on a appelé « l’art communautaire », qui se propose de mettre à la portée des plus humbles la création et l’appréciation de l’art. C’est triste à dire, mais il faut cependant faire remarquer tout d’abord que ce qui rend populaire les manifestations de rue, ce sont généralement leurs éléments les plus traditionnels et les plus nostalgiques, le comique du bateleur, les clowns et les numéros de cirque ; il faut ajouter en second lieu que le mouvement de l’art communautaire a comporté, pour le meilleur ou pour le pire, une attaque concertée contre la notion de normes artistiques, sous prétextes qu’elles étaient à la fois obstructionnistes et antidémocratiques. Le modernisme a toujours cherché non pas à abolir les normes mais à les modifier, et, si le mouvement de l’art communautaire y réussissait sur une large échelle, l’avant garde telle que nous la connaissons aujourd’hui en serait certainement la première victime.

    Une troisième façon de voir les happenings est de les considérer comme des rituels, comme ayant un rôle thérapeutique pour les interprètes et également, à un degré moindre, pour les spectateurs. C’est certainement là un argument très fort pour faire d’une grande partie de l’art moderne un substitut de la religion dans une société désormais laïcisée. Freud avait prévu que l’art aurait à remplir cette fonction et avait précisé sa pensée dans « Le malaise de la civilisation ».

    Mais cette thérapie est-elle aussi  efficace qu’aimeraient le  croire les supporters de l’avant garde ? Dans un livre récent, « Art-events and happenings », Udo Kuldermann compare les créateurs d’ « évènements » au chaman traditionnel : « Le chaman ne produit pas d’objet bien qu’il soit généralement un artiste dans les communautés primitives (…)»

    On peut objecter  que c’est prendre ses désirs pour la réalité. Rien ne prouve que les rituels inventés par les artistes modernes aient fait jaillir de la masse quelque sens profond de l’engagement. En fait, quand un public de masse vient à l’occasion en contact avec des activités de ce genre, il les accueille avec la curiosité décalée et doucement ironique qu’il témoigne pour le fait divers le plus banal. »

     

    Cet extrait d’analyse de l’art performatif a le mérite d’une certaine lucidité. Le public est un destinataire idéalisé dans une forme renouvelée de vision romantique, alors qu’en fait c’est sans doute principalement avec un esprit goguenard que le grand public accueille les démonstrations d’art faites à son attention. Comme dans l’enseignement, il faut toutefois considérer que l’ambition, même parfois inadaptée à la situation de décalage entre émetteur et récepteur, a le mérite d’essayer une chose que l’on peut à bon droit considérer comme une forme partielle d’utopie : il est nulle part évident de considérer que donner à des interlocuteurs l’occasion de rencontrer un savoir en cherchant le meilleur stratagème pour qu’ils parviennent à s’en emparer soit une garantie de réussite infaillible. Il faut une grande ambition et une grande humilité à l’enseignant. Il n’en faut pas moins à l’artiste. Ce qui ne veut pas dire, on l’aura compris, renoncer...

    Plus de vingt après ce texte, la situation de la performance et celle de l’art d’avant garde ont-t-elles évoluées ? En premier lieu, la notion d’avant garde est depuis le post- modernisme, quelque chose qui ne comporte plus la même fiabilité. Il y a quelque chose de suspect à affirmer l’idée d’avant garde, un signe avant coureur d’illusion. Mais il y a des arts engagés dans une « avancée ». Une expérience pragmatique vers des manifestations adaptées à une situation actuelle, situation qui, même si l’apparence de la modernité semble perdurer dans ses grandes lignes, a changé en profondeur et appelle sans cesse de nouvelles réflexions. C’est pourquoi même soixante ans après, la notion de performance n’est pas à laisser de côté ni, par voie de conséquence, la peinture. C’est en quoi les peintures reproduites sur les tracts distribués dernièrement à Marseille et Paris s’inscrivent à la fois dans la peinture et dans la performance. Puisqu’il fallait tout de même avoir une certaine idée de la relation qui se joue à la réception d’une image lorsque celle-ci est distribuée par des militants communistes, pour choisir ce mode de diffusion. Les militants communistes sont peut-être, parmi les citoyens, ceux qui semblent les plus décalés par rapport à l’idée d’art gratuit, non pas par une quelconque « défaillance intrinsèque », mais par les traces que l’histoire turbulente de l’image politique a laissé sur la conception qu'ils se font de leur engagement présent, et sur le fait qu’ils sont immanquablement dans une urgence activiste qui oblitère tout idée de donner à voir de l’art, dans ce que ce domaine implique de réceptivité et de disponibilité. L'expérience semble avoir été "parlante" du côté des diffuseurs autant que du côté des récepteurs. L’aspect « traditionnel » de la peinture se mêle ici à celui plus « avant gardiste »  de l’action de rue. La rencontre d’un public non choisi, avec ses déperditions possibles provoque des rencontres non téléguidées par le conditionnement des grands médias (là où la politisation atteint son degré zéro) ou celui des institutions culturelles les plus officielles (où la performance tient désormais une place banalisée), manière d’exercer autrement un effet d’influence esthétique et politique là où il n'est pas attendu.   


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    Cette coupure en deux du visage est une manière de le placer sur un problème de peinture, une difficulté à résoudre : placer le spectateur devant une dualité de laquelle il doive parvenir à faire l’unité. Le premier ayant à résoudre ce problème étant évidemment moi-même, lorsque je peins cette image. Deux espaces, deux atmosphères, deux harmonies colorées doivent cohabiter pour dialoguer et tendre à une union lisible, peut-être plus accrocheuse visuellement, parce que plus « problématique » pour la vision qu’un visage représenté d’un seul bloc.

    La division est aussi une citation de ces filigranes ou autres appropriations des images que l’on trouve parfois sur Internet : ces choses, trames ou logos visibles  bien que n’empêchant pas la lecture, qui rendent impossible le réemploi de l’image. Je trouvais intéressant d’en faire un thème plastique à part entière (si je puis dire). D’autant qu’en plus d’une facture cela donne à ces visages, une « fracture » qui les rend uniques en leur genre. C’est une forme d’enlaidissement organisé, qui peut apporter une autre forme de beauté, moins littérale.

    Enfin personne n’est exempt de dualité, voire de facettes, ce qui permet de travailler à une forme restituant la diversité selon laquelle une même personne est perçue. Chez ces chefs d’État, la dualité, l’ambivalence sont évidentes puisqu’on connaît ceux-ci sous les éclairages qu’en donnent les médias, avec tout ce que cela apporte de parti pris, de contradiction, de conflit. Ce sont des visages du conflit. Certains les voient comme ceci, d’autres comme cela, pourquoi ne pas les montrer dans cette conflictualité.

    Le portrait de Mélenchon, peint lui d’une seule pièce, m’avait valu des critiques de « faire un culte de la personnalité », parce que le portrait pouvait sembler assez beau en définitive, peut-être un peu flatteur, celui du leader charismatique. Je trouvais que l’objectif de peindre une « belle » toile et d’en faire une « belle » affiche se suffisait à lui-même et justifiait pleinement de l’avoir peint ainsi sans avoir à m’en défendre. Mais cela m’a sans doute incité à expérimenter la peinture de portraits rendus moins élogieux par une césure.

    Maintenant, considérant qu’il y a mille façons de travailler à une problématisation de la vision d’une image, il y a sans doute encore de nouvelles choses à faire venir dans ce type de questionnement. 

     

     

     


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       L’intérêt pour moi de peindre ces toiles de politiques, et pour certaines d’entre elles, d’en faire des affiches, consiste à les mettre directement en présence du public de la rue - public qui peut-être est le plus aléatoire possible quant à sa composition, puisque en principe n’importe qui peut à tout moment passer dans une rue et voir l’affiche. Une bouteille à la mer, en somme. Ce jeu sur le hasard de la rencontre est reconduit aussi avec les foules des manifestations, qui défilent devant l’affiche que je leur tends en mettant celle-ci en vente à un prix on ne peut plus accessible. Là, de multiples personnes, il est vrai plus confinées dans un type d’appartenance, mais diverses tout de même, s’approchent ou observent de loin  l’affiche. Soit ces personnes trouvent tout de suite quelque chose qui leur plaît ou leur déplaît, soit je les vois hésiter, chercher, réfléchir. Dans tous les cas, même lorsqu’il y a malentendu ou remarques désobligeantes, le but est atteint : le travail rencontre un public et suscite une vraie confrontation artistique. Certaines personnes ne se placent apparemment que sur le plan politique et discutent de la signification ou de l’ambiguïté de l’affiche. Qu’importe puisqu’en dernier ressort, ces gens regardent ma peinture et en jugent du point de vue de l’interpétation. On pourrait appeler cela un art populaire puisque de facto, il se place dans la rue, en confrontation directe avec les gens. C’est aussi à mon sens un art à considérer comme ambitieux esthétiquement autant par la forme prise par l’image que dans la manière de présenter cette image. Je ne colle pas ces affiches n’importe où et en n’importe quelles quantités. Je dose, place, choisis autant que possible les conditions de la visibilité, comme dans un lieu d'exposition, galerie ou centre d'art, sauf que le lieu est ici réparti dans toute la ville. De même lorsque la forme donnée est celle d’un tract recto verso pris en main par les passants, ces derniers le tournant en tous sens, la forme de l’accès à l’œuvre est particulière.  

     

     

     

     


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